JEU ET SACRÉ
On voit régulièrement des architectures du jeu et des architectures du sacré se confondre, ou se superposer : le stade Vélodrome de Marseille fut ainsi transformé en lieu de célébration religieuse lors de la visite du pape François en 2023 ; à l’inverse, une église belge a récemment été réaménagée en salle d’escalade. Ces exemples nous mettent sur une nouvelle piste : la notion de sacré peut-elle constituer une autre grille de lecture à travers laquelle saisir la complexité du jeu ?
Du point de vue de leur fonction, jeu et sacré semblent partager un même cahier des charges. Ils travaillent, solidairement bien qu’avec des outils distincts, à extérioriser la violence présente en chacun, à la modeler, la rediriger vers un objet autre que soi-même ou que l’individu d’à côté1 (par exemple vers un animal sacrifié, désigné comme destinataire de la violence du groupe). Et pour que cela fonctionne, on retrouve dans le sacré le même rapport fondamentalement ambivalent à la violence vu avec le jeu : le sacré contient la violence – de nouveau dans les deux sens du terme2. Ou bien, pour reprendre des analyses tirées du monde du soin, il s’agit de contenir à la fois dans le sens de contenance et dans celui de contention. Jeu, sacré et soin : trois dispositifs complémentaires de régulation ? À ce titre il est intéressant de noter l’analyse freudienne selon laquelle le sacré serait une forme de prolongation du soin3 : une fois l’homme affranchi de la fragilité de ses jeunes années grâce au soin parental, enfin seul croit-il, il prend conscience d’une fragilité plus grande encore « face aux grandes puissances de la vie », et trouve refuge dans le sacré.
Au fond la société tiendrait donc grâce à la prolongation sous différentes formes de toutes ces instances, qu’on les appelle ludiques, soignantes ou religieuses, autant de manières de consoler l’homme de son infinie solitude.
Par ailleurs l’un des tout premiers jeux dont on a une trace a une dimension sacrée essentielle : c’est le jeu funéraire. Ceux organisés par Achille pour Patrocle constituent l’un des moments clés de la guerre de Troie4, et on considère que cet événement a servi de modèle pour les premiers Jeux olympiques5. L’imbrication des thèmes se confirme puisqu’à Olympe, les Jeux étaient précédés, la veille de leur ouverture, d’un rituel funéraire en l’honneur d’Achille (un rituel d’ailleurs réservé aux femmes, alors qu’elles étaient exclues des compétitions du lendemain6). On a vu plus tôt une forme de réinterprétation contemporaine de ces jeux funéraires avec l’exemple du jeu vidéo7 ; dans un autre genre on peut ajouter le cas d’un cimetière berlinois utilisé en aire de jeux par le kindergarten voisin (cimetière de la Sophienkirche) : une autre manière de superposer les lieux du ludique et du sacré, et par là de repenser la relation entre morts et vivants.
À côté de la similarité de leur fonction, sacré et jeu ont recours à des organisations spatiales souvent semblables. Ainsi la disposition des corps formant un quadrillage rigoureux dans une salle de machines à sous (des corps en quête d’une forme de salut qui leur viendrait du jeu de hasard) n’évoque-t-elle pas certains agencements religieux ? Plus fondamentalement, jeu et sacré s’appuient sur un même usage symbolique de l’espace, sur une même opération de délimitation par le tracé de lignes au sol afin de marquer un espace-temps particulier (qu’il soit ludique ou sacré)8. C’est une idée que l’on retrouve aussi bien dans Les Pierres sauvages de Fernand Pouillon – « Tu sais, la forme de notre maison, sur le sol, quand on trace, tu vois ce que je veux dire ? » – que dans les Trois Guinées de Virginia Woolf, à la différence près que le moine est remplacé par « un mâle monstrueux […] qui, d’une façon puérile, inscrit sur le sol des signes à la craie, ces lignes de démarcation mystique entre lesquelles sont fixés, rigides, séparés, artificiels, les êtres humains » ; et avec ces deux exemples c’est toute l’ambivalence révélée plus tôt à propos du jeu que l’on retrouve incarnée dans ce simple marquage au sol.
Cette ambivalence était bien visible au moment de l’épidémie de Covid, lorsque l’espace public fut justement réorganisé par des traçages au sol. D’un côté il s’agissait d’un dispositif disciplinaire9 mais on pouvait le voir aussi comme la transformation des villes en un gigantesque terrain de jeu, en même temps qu’un terrain sacré – mais alors dans un sens contemporain et séculier du terme : c’est la personne qui est sacrée, la vie humaine, c’est à elle que l’on attribue un espace à ne pas profaner. Par ailleurs, durant cette période exceptionnelle, on se souvient que des usages ludiques et sportifs ont été extériorisés dans l’espace public, et certains d’entre eux y sont finalement restés : une autre manifestation d’une ludification de la ville qui, à la faveur des aménagements olympiques, s’accélère encore.
1. Cf. Jean-Pierre Dupuy, « Les origines de la violence », Rencontres philosophiques de Monaco, 2017
2. Jean-Pierre Dupuy, ibid.
3. Sigmund Freud, Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci, [1910], Points, 2011
4. Cf. Homère, Iliade
5. Carlo Severi, « Être Patrocle. Rituels et jeux funéraires dans l’Iliade », dans Cahiers d’anthropologie sociale, vol. 10, n°1, 2014, pp. 147-173
6. Anne Jacquemin, « Pendant qu’à Olympie les hommes… ou séparés pour être plus efficaces », in coll. Chemin faisant. Mythes, cultes et société en Grèce ancienne, Presses universitaires de Rennes, 2009. Voir aussi le chapitre IV du présent ouvrage
7. Cf. le chapitre I du présent ouvrage
8. Sur la figure de la ligne dans les espaces du sacré, cf. notamment la lecture de Roberto Esposito (Immunitas, Seuil, 2021), à partir de Benveniste ; par exemple : « Aussi le sanctum n’est-il pas le sacré, pas plus que le profane, mais précisément ce qui les distingue en posant entre eux une frontière infranchissable. Il serait possible de dire en fait qu’il correspond exactement à cette frontière : la ligne d’enceinte, ou l’enceinte elle-même qui isole et sépare ce qui ne peut pas – ou mieux, ne doit pas – être approché »
9. Sur l’épidémie comme « expérience d’obéissance de masse », cf. Théo Boulakia et Nicolas Mariot, L’Attestation, Anamosa, 2023
PROLÉGOMÈNES AUX ARCHITECTURES DES PLAGES
Contribution de DAVID MALAUD
Architecte et urbaniste, docteur en architecture, directeur de recherches au sein de l’agence TVK à Paris
« Le pays des jouets est un pays dont les habitants célèbrent des rites, ou manipulent des objets et des formules sacrées, dont ils ont pourtant oublié le sens et la fonction. […] Grâce au jeu, l’homme se délivre du temps sacré, pour ‘l’oublier ’ dans le temps humain. »
Giorgio Agamben, « Le pays des jouets », 19781
La plage est un monde paradoxal.
Tout y est jeu – c’est les vacances ! Mais tout y est sacré, ou du moins hautement valorisé, sur-personnalisé. Comme pour lutter contre la force d’homogénéisation qui sévit sur cette bande aride, et contre l’anonymat qui frappe la nudité des corps, tout signe cherche à exister, aspirant à un avenir mythique.
La plage est un espace de sursignification où se rejoue la création du monde à partir d’un vocabulaire limité : grains de sable, bouts de bois ou d’écorce, algues, verres polis, maillots de bain, lunettes, plumes, serviettes, pailles et gobelets, glacières, microplastiques colorés, parasols, polystyrènes, fauteuils, bobs ou casquettes, blush, vernis, écouteurs, mailles de filet, boucles d’oreilles, colliers, mouettes, méduses, rochers, pelles, seaux, râteaux, feu, guitare, cigarettes, bottes, crabes, coquillages et os de seiche, sacs plastiques, palmes, tubas, poissons morts.
Chaque objet de cette liste est un prétexte pour reconstruire ou déconstruire les fragments du monde vécu au-delà de la crête des dunes. Nos émotions s’en saisissent pour bâtir châteaux d’empires ou d’anarchies, barrages, digues et tunnels, tours, dolmens ou crocodiles, astronefs, grottes, abîmes. Dans ce grand jeu où toute transgression est permise, jaillissent d’infinis univers où époques, lieux et personnes se télescopent selon la manière dont sont structurés nos imaginaires.
Sur la plage plane un chaos créatif qui nous re-centre sur nos rythmes. Jouer c’est faire.
Entrons dans la fabri-que. On y trouve deux types de bâtisseurs : l’aventurier et le metteur en scène, animés d’un mouvement opposé. Le projet de l’aventurier naît de ses trouvailles. En explorant la plage, il est saisi par tel coquillage, tel rocher qui deviennent un trésor ou un nouvel ancrage. Son monde est extensif, kaléidoscopique, il se reconfigure sans cesse parfois presqu’aussi vite que les vagues qui déferlent. Sa collection peut se sédentariser pour construire un « moment parfait », mais rien ne l’attache au port pour de bon.
À l’inverse, le metteur en scène part de l’irrépressible désir de ressusciter tel royaume fantastique, ou tel édifice merveilleux dont la silhouette silencieuse formera comme un masque. La mémoire de l’humanité porte ici la voix de celle du joueur qui parsème la plage des symboles qui le racontent. La collecte des matériaux est pour lui assujettie à l’image archétypale de ce qu’il souhaite bâtir.
Bien sûr ces deux mouvements s’enchevêtrent. Le moment peut devenir monument et le monument ne durer qu’un moment. Dans les deux cas, le jeu commence par un acte de désacralisation. L’audace de dévaloriser les fragments du monde réel, de déraciner les choses matérielles qui jonchent le sol de la plage pour leur offrir un destin autre que leur lente dégradation, ou bien de squatter les décors somptueux du passé avec des parodies du présent.
Mais la profanation du réel est un tabou, et, comme un pilleur de tombeaux soudain effrayé de la béance qu’il a créée, le joueur s’empresse de resacraliser son jouet. Sa valeur s’accroît alors du regard des autres. C’est là le drame du jeu créatif en quête de reconnaissance collective. Son cours est fragile, prêt à s’effondrer d’un coup de pied, d’un éclat de rire, emporté par la vague formée dans le sillage d’un immense ferry touristique ou par la tempête des cris de la Terre.
Est-ce si grave ?