JEU ET NORME
Parce qu’il participe pleinement à la constitution de la cité1, le jeu entretient nécessairement une relation singulière à l’idée de norme. Et cela semble particulièrement tangible au moment des Jeux olympiques et paralympiques, qui exacerbent une logique normative s’appliquant uniformément aux corps et aux espaces.
En effet, afin de recevoir l’« homologation » délivrée par les institutions organisatrices, les architectures olympiques – et plus généralement celles construites pour des événements sportifs de haut niveau – doivent répondre à des critères particulièrement exigeants : dimensions du terrain, qualité des infrastructures, conditions d’accueil des spectateurs, etc. Ces obligations se confondent aujourd’hui avec l’essor des démarches de réhabilitation : ainsi le réemploi du Stade de France pour en faire le stade olympique passe par ce qu’on appelle une « mise aux normes ».
Les Jeux sont aussi le moment d’une valorisation et d’une surexposition des corps les plus performants, aux dimensions et proportions considérées comme idéales ; dès les Jeux antiques, le corps parfait d’Achille servait déjà d’étalon. Mais l’idéal proposé a ceci de particulier qu’il est incessamment repoussé, réévalué : ainsi la présence de corps dopés et augmentés (que cela soit autorisé ou non) remet-elle radicalement en question la notion même de norme. Dans le même temps, la norme est aussi remise en question grâce à la visibilité croissante des athlètes paralympiques qui, même s’ils continuent à concourir dans une compétition à part, contribuent à faire tomber le message validiste longtemps porté par les Jeux.
Les Jeux sont parfois allés plus loin en mettant ostensiblement en scène l’exclusion de populations entières. Les Jeux de Saint-Louis, en 1904, sont à ce titre particulièrement sinistres2 : alors que des athlètes noirs sont privés de compétitions, des « Journées anthropologiques » sont organisées en parallèle avec la tenue d’épreuves réservées aux « indigènes ». Cependant on peut penser au fameux poing levé des athlètes afro-américains Tommie Smith et John Carlos, à Mexico en 1968, pour constater que les Jeux peuvent aussi être des moments de contestation des systèmes d’oppression. Et le cas – certes plus confidentiel – du club de foot d’Argy dans l’Indre, « sauvé » par l’arrivée de migrants dans la région3, montre également la puissance du jeu comme levier de déstigmatisation et d’intégration.
Puisque les Jeux sont la caisse de résonance de leur époque, on ne sera pas surpris de savoir qu’ils ont également longtemps exclu les femmes. Les premiers Jeux modernes, à Athènes en 1896, reproduisaient le modèle antique réservé aux hommes, dont le baron de Coubertin était un défenseur : « Il est indécent que les spectateurs soient exposés au risque de voir le corps d’une femme brisé devant leurs yeux. En plus, peu importe la force de la sportive, son organisme n’est pas fait pour supporter certains chocs4 ». Il faut attendre les dernières décennies du xxe siècle pour voir les choses évoluer, jusqu’au jalon de Londres 2012 avec l’introduction de la boxe féminine : désormais la quasi-totalité des épreuves est ouverte aux deux genres. Avec l’attention croissante portée aux individus transgenres, ces réflexions sont actuellement relancées dans une direction inédite.
Cette ambivalence du rapport à la norme se retrouve à l’échelle de l’aire de jeu, dispositif à la fois disciplinaire et libératoire5. La diversité des modèles et leur évolution au cours de l’histoire sont à ce titre intéressantes. Dans l’après-guerre en particulier, des playgrounds qui seraient inimaginables aujourd’hui étaient aménagés sur des terrains vagues et des chantiers, avec l’idée que la présence du danger était un motif éducatif6 – le célèbre paysagiste danois Carl Theodor Sørensen, qui fut un grand promoteur des aires de jeux, écrivait d’ailleurs : « Nous devrions peut-être essayer de mettre en place des terrains de jeu de débris dans de grandes zones appropriées où les enfants pourraient jouer avec de vieilles voitures, de vieilles boîtes et du bois de construction. Il est possible qu’il faille un peu de surveillance pour empêcher les enfants de se battre trop et afin de limiter les risques de blessure, mais il est tout aussi probable que cette surveillance ne soit pas nécessaire. »
Par ailleurs, en raison de l’absence de surveillance, le terrain de jeu fut même considéré comme un modèle d’expérience politique anarchiste7. Les aires de jeux cependant se sont progressivement standardisées et aseptisées au cours des décennies suivantes, avec un double objectif de « formatage » et de protection des enfants8, dans le contexte plus général d’une sécurisation des espaces publics.
La dimension protestataire – « disjonctive9 » – du jeu n’a toutefois pas disparu, et on peut aujourd’hui la retrouver ailleurs. Le paralympisme, vecteur puissant de déconstruction des normes, en est un exemple ; le détournement des règles peut aussi servir de biais pour questionner les normes de genre et de sexualité ; et dans un autre registre, des pratiques considérées comme « subversives » (le skateboard en tête – même si une lecture sociologique peut en donner une lecture plus conservatrice) travaillent toujours à détourner les normes d’occupation de l’espace10 : autant d’illustrations de la capacité toujours vivante du jeu à réinterroger les règles de la cité.
1. Cf. chapitre I du présent ouvrage
2. Cf. Pascal Boniface, JO politiques. Sport et relations internationales, Eyrolles, 2016
3. Frédéric Potet, « L’US Argy, un club de football amateur sauvé par des migrants », Le Monde, 30 mars 2023
4. Pierre de Coubertin, « France on the wrong track » (La France sur la mauvaise voie), American Monthly Review of Reviews, vol. 23, n°4, avril 1901, p. 449
5. Cf. Vincent Romagny (dir.), Aude Tincelin (trad.), Anthologie. Aire de jeux d’artistes, Infolio, 2010 et Vincent Romagny, « L’aire de jeux, un modèle politique ? », in John D. Alamer, Laurel Parker et Vincent Romagny, Politiser l’enfance : une pré-anthologie, Laurel Parker Book & Éditions Burn-Août, 2021.
6. Cf. Gabriela Burkhalter, The Playground Project, Les Presses du réel, 2018
7. Cf. Colin Ward, « Adventure Playground: A Parabole of Anarchy » (Terrain d’aventure : Une parabole d’anarchie), dans Anarchy, n°7, 1961
8. Cf. Philippe Ariès, L’enfant et la rue, de la ville à l’antiville, 1979
9. Le terme est de Claude Lévi-Strauss, La Pensée sauvage, Plon, 1962
10. Cf. Raphaël Zarka, Riding Modern Art, B42, 2022
ALDO VAN EYCK : JOUER DANS LA VILLE
Contribution de VINCENT ROMAGNY
Docteur en esthétique, enseignant en théorie de l’art, éditeur et commissaire d’exposition indépendant
L’historien Philippe Ariès qualifie la fin de la présence des enfants dans la ville comme un passage à « l’antiville » : « La forte sociabilité des enfants dans la ville, le partage de l’espace urbain entre les enfants et les adultes ont donc persisté tout au long du XIXe siècle, puis le refoulement des enfants en marge de la ville l’a emporté sur les résistances, en même temps que l’espace urbain se transformait, éclatait1. » Le mouvement moderne en architecture entérinait ce recul par son approche fonctionnaliste de la ville, partagée entre zones dédiées à leurs fins propres, la vie, le travail, les loisirs et les infrastructures de transport, pour reprendre la formulation qu’en donne la charte d’urbanisme de la quatrième assemblée des CIAM (congrès internationaux d’architecture moderne) qui s’est tenue à Athènes en 19332. Contre cette dernière approche, et pour contrer l’effacement des enfants des villes, Aldo van Eyck (1918-1999), membre de la Team X3, présente au dixième CIAM qui se tient en 1956 à Dubrovnik un ensemble de quatre panneaux intitulé Lost Identity répondant à la question du danger que représente la ville pour les enfants, comme le montre le premier panneau. On se propose ici de les parcourir tout en éclaircissant leur sens en ayant recours aux textes de leur auteur3, tant ils résument brillamment la démarche de celui qui, entre 1947 et 1978, a conçu plus de 700 aires de jeux dans la ville d’Amsterdam.
Le premier panneau fait le constat d’un « problème » : « Une ville, sans les mouvements propres à l’enfant, est dans une situation paradoxale. » Le paradoxe dont il est question est celui de la disparition de l’enfant de la ville, alors même qu’à la différence du citoyen (i.e. : de l’adulte) il s’affirme « avec » les éléments que la ville croit lui opposer4. Ces éléments n’ont pas, sur l’enfant, les effets délétères qu’il ont sur l’adulte. L’identité perdue, ce n’est pas celle de l’enfant dans la ville, mais celle de l’adulte dans la ville, alors que l’enfant est le guide pour la lui rendre. Comme il est indiqué dans une conférence en 1962 : « Un enfant est, de fait, en situation de miroir avec la ville. C’est inévitable, mais ça ne se produit évidemment pas sans conflits5. » Le deuxième panneau présente un « symbole vers une solution partielle » : la neige. Comme Aldo van Eyck l’explicite dans plusieurs textes, quand la neige recouvre la ville6, la ville redécouvre l’enfant et l’enfant redécouvre la ville. D’où la nécessité de « concevoir quelque chose pour l’enfant qui soit plus permanent que la neige, mais qui soit aussi moins abondant, quelque chose qui, à la différence de la neige, provoque le mouvement de l’enfant sans gêner d’autres mouvements urbains essentiels7 ». Il s’agit alors de pallier la fugacité de la neige, mais de conserver sa capacité d’indifférenciation des lieux qu’elle recouvre, afin de dépasser la distinction entre centre et périphérie qui confine l’enfant aux marges de la ville.
Quand Aldo van Eyck produit ces panneaux, il œuvre depuis bientôt dix ans au département de la planification urbaine d’Amsterdam où il lui incombe de placer une aire de jeux dans chaque quartier de la ville. Il prolonge cette tâche en identifiant des lieux vacants (maisons détruites laissant des vides dans le tissu urbain), ou bien des interstices ne permettant pas la moindre construction. Il les photographie d’ailleurs systématiquement avant que ses aires de jeux n’y soient installées, puis les photographie selon le même angle quand elles sont produites. Le troisième panneau le précise : ces aires de jeux sont « accidentelles », « fortuites » [incidental]. Il faut entendre par là qu’elles ne s’opposent pas au continuum de la ville et du tissu urbain. Leur qualité est d’être des zones intermédiaires, de jouer d’effets de seuil et non de rupture ou de clôture. On retrouve ici la « “grande importance du pas-de-porte”, du seuil et de l’entre-deux8 » dont Aldo van Eyck voulait qu’il guide l’introduction historique du CIAM.
Le quatrième panneau indique l’origine des formes des éléments de jeux aperçues sur le troisième : ses aires de jeux, composées d’éléments simples, non figuratifs, géométriques, qu’il s’agisse de bacs à sable aux larges bords, de plots ronds placés en leur milieu ou à leur entour, de barres à grimper ou de grilles arrondies en dômes ou en moitiés de tunnel, sont d’inspiration artistique – et se distinguent radicalement des formes stéréotypées du playground américain (bac à sable, balançoire, toboggan etc.). Aldo van Eyck concevra ainsi un certain nombre de formes simples qui ne sont pas sans rappeler le langage formel des artistes qu’il côtoie et admire, Piet Mondrian, Theo van Doesburg, Richard Paul Lohse, ou encore Joost van Roojen. Van Eyck précise que « l’artiste, allié essentiel de l’enfant, est là pour atténuer le conflit ». On pourrait comprendre qu’il s’agit là simplement du conflit entre l’enfant et la ville, mais ce serait manquer son approche primitiviste de l’enfance. L’architecte lui confère ce statut de modèle pour repenser à nouveau frais le rapport de l’adulte avec la ville. L’architecte, inspiré par l’artiste, doit permettre à l’enfant de réaliser la relation harmonieuse avec la ville dont il est capable, et que le « voyage » que représente son enfance ne se fasse pas « de nuit ». En lui proposant des formes libérées d’assignations ludiques, en ne limitant pas ses gestes à des fonctions, en décloisonnant ses espaces de jeux dans la ville, il sera à nouveau au centre, et il sera pleinement un modèle pour l’adulte auquel il inspirera un nouveau rapport à la ville.