JEU ET CITÉ
Les Jeux olympiques et paralympiques (JOP)sont toujours l’occasion de projets urbains et architecturaux d’envergure : à côté de la construction des infrastructures sportives, l’événement est saisi comme une opportunité pour transformer la ville ; dans le cas des JOP de Paris, il y a l’exemple du Village des athlètes qui deviendra un morceau de ville après l’événement. Mais on a aussi vu souvent, à Pékin notamment, que les Jeux pouvaient être le prétexte à des démolitions massives. Une question est donc posée, par-delà le cas des JOP : le jeu fait-il ou défait-il la cité ?
Les playgrounds aménagés par Aldo van Eyck sur des parcelles bombardées à Amsterdam illustrent parfaitement la relation fondatrice qui peut exister entre jeu et cité, dans un objectif de reconstruction davantage que de construction. En implantant des aires de jeux, lieux de vitalité par excellence, sur les lieux de la destruction, il s’agissait de participer au travail de régénération de la collectivité1. Dans ce cas, la fonction soignante du jeu ne concerne donc pas uniquement un individu, mais un groupe : c’est de la dimension politique du jeu qu’il s’agit, de sa capacité à bâtir du commun.
Mais s’il peut être un vecteur efficace de construction, le jeu a tout aussi bien la capacité à démolir ce même commun : en effet le jeu (comme le soin à nouveau) contient en lui la possibilité de son envers, de son dark side ; et d’ailleurs s’il a pu, à Amsterdam comme ailleurs, être utilisé comme « remède » au fascisme, il en a aussi été le complice : en effet le modèle fantasmé de l’enfant joueur a participé à l’émergence de l’idéologie fasciste2.
Le jeu est-il donc producteur ou destructeur de la cité, ou bien les deux à la fois ? On retrouve cette ambivalence dans la place qu’occupe l’aire de jeux dans la ville, entre visibilité et marginalité. À ce sujet, l’histoire semble en effet hésiter entre deux modèles. D’un côté, il y a l’idéal de l’espace du jeu comme espace autonome, séparé du reste du territoire : espace qui peut s’apparenter à une hétérotopie, puisqu’on s’y soustrait aux règles en vigueur ailleurs3, mais une hétérotopie qui peut se transformer en enfer quand les pires comportements, couramment interdits, y sont permis. À moins que cet espace de relâchement soit nécessaire, afin que la violence ne s’exprime pas en d’autres lieux ? C’est l’hypothèse de Norbert Elias : le terrain de jeu comme « espace toléré de débridement4 ». Toutefois, cette grille de lecture, si elle a longtemps pu fonctionner, paraît aujourd’hui mise en difficulté par la retransmission vidéo diffusant hors de l’enceinte ce qui se passe en son sein.
Et puis il y a l’autre modèle, son opposé : l’aire de jeux est une agora, ouverte sur la ville5, car le jeu y est abordé comme un dispositif d’apprentissage des règles du vivre-ensemble. Plutôt que la possibilité d’un relâchement, c’est au contraire l’exemplarité qui y est attendue.
Ces deux modèles fonctionnent en réalité de pair, et sont les deux facettes de la même question : comment le jeu participe-t-il à la régulation de la violence ? Les stratégies de régulation varient : autorisation, relégation (et délégation) à d’autres (aux joueurs, au public), mise en scène et sublimation (à la manière de la catharsis théâtrale), prévention, etc. Dans le cas de certains playgrounds installés pendant et après la guerre, il s’agissait de faire jouer les jeunes pour éviter leur adhésion aux courants fascistes. Marie Paneth, artiste, pédagogue, promotrice des playgrounds en Grande-Bretagne pendant le Blitz, et auteure de Branch Street: A Sociological Study (1944), écrit à ce sujet : « Nous devrions également nous rappeler que la horde employée par Hitler pour effectuer ses premiers actes d’agression – le meurtre et la torture de citoyens pacifiques – fut principalement recrutée parmi la jeunesse désespérée des rues, et qu’aider l’individu, c’est aussi aider la démocratie. » La relation du jeu à la violence est donc, par nature, foncièrement ambiguë ; en résumé le jeu contient la violence, dans les deux sens du terme contenir6 : il possède une violence en lui, en même temps qu’il l’empêche. C’est pourquoi le jeu paraît souvent à la limite de se transformer en autre chose7, de glisser vers une guerre qui ne dit pas son nom (à moins que ce ne soit la guerre que l’on euphémise en la transformant en jeu) ; et d’ailleurs on constate que jeu et guerre, lorsqu’ils sont menés « selon les règles », fonctionnent d’une manière similaire en délimitant un même espace-temps de « violence régulée8 ». À côté des nombreux exemples qui illustrent ces glissements (de La Guerre des boutons à Hunger Games), on peut citer surtout celui décrit par Georges Perec, dans W ou le Souvenir d’enfance. Car c’est bien le jeu olympique dont Perec parle, d’une cité gouvernée par cet idéal et qui progressivement se mue en enfer9.
Ainsi le jeu semble-t-il être une pratique facilement à même d’être dévoyée, et de servir des intérêts contraires au bien commun. À ce titre, il est intéressant d’avoir aussi en tête un autre déplacement moderne du jeu, cette fois vers la sphère de l’économie. Les principes de la spéculation financière ont en effet été théorisés dans les années 1930 comme ceux d’un jeu10, d’un jeu particulièrement pervers poussant les joueurs à déconnecter leurs actions du monde réel, à se débarrasser de cette relation pourtant fondamentale entre jeu et réalité. C’est Keynes lui-même qui l’écrit dans la Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie publiée en 1936 : « Il s’agit, peut-on dire, d’une partie de chemin de fer, de vieux garçon ou de chaise à musique, divertissements où le gagnant est celui qui passe la main ni trop tôt ni trop tard, qui cède le vieux garçon à son voisin avant la fin de la partie ou qui se procure une chaise lorsque la musique s’arrête. […] Ou encore, pour varier légèrement la métaphore, la technique du placement peut être comparée à ces concours organisés par les journaux où les participants ont à choisir les six plus jolis visages parmi une centaine de photographies, le prix étant attribué à celui dont les préférences s’approchent le plus de la sélection moyenne opérée par l’ensemble des concurrents […] »11 Dans le champ de la ville, nombre de non-lieux et de villes fantômes (l’exemple turc de la « ville nouvelle » de Mudurnu est particulièrement impressionnant) sont les conséquences de cette logique purement ludique ; si le jeu peut être sans doute un principe urbain passionnant, il faut garder en tête qu’il est un détour pour, in fine, saisir et agencer la réalité.
1. Sur les playgrounds construits pendant et après la guerre, en particulier dans le cas britannique, cf. : Roy Kozlovsky, « Adventure Playgrounds and Postwar Reconstruction » in Vincent Romagny (dir.), Aude Tincelin (trad.), Anthologie. Aire de jeux d’artistes, Infolio, 2010
2. Bruno Remaury, Le Pays des jouets, José Corti, 2022
3. Le concept d’hétérotopie est emprunté à Michel Foucault (« Des espaces autres » (1967), Dits et écrits, Gallimard, 1984).
4. Cf. Norbert Elias et Éric Dunning, Sport et civilisation. La violence maîtrisée, Fayard, 1994
Cf. L’Architectured’Aujourd’hui, hors-série 36,« Architecture et philosophie » (janvier 2022)
5. Cet emploi du terme « contenir » est emprunté à Jean-Pierre Dupuy (La Marque du sacré, Flammarion, 2009)
6. Winnicott l’avait perçu :« Le jeu est toujours à même de se muer en quelque chose d’effrayant » ; in Winnicott, op. cit.
7. Frédéric Gros, Pourquoi la guerre ?, Albin Michel, 2023
8. Georges Perec, W ou le Souvenir d’enfance, Gallimard, 1975 ; Perec décrit la ressemblance de la cité olympique avec l’enfer des camps dépeint par David Rousset dans L’Univers concentrationnaire, paru en 1946
9. Cf. Chapitre 1 ; et surtout Winnicott, op. cit.
10. John Keynes, Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie, trad. Jean de Largentaye, éditions Payot, 1942
LA METABOLISATION DES JEUX
Contribution de Alessia Zarzani
Professeure invitée à l’école d’architecture de l’Université de Montréal, étudie la métabolisation des Jeux olympiques. Un processus qu’il est essentiel d’anticiper, afin d’éviter que les aménagements opérés ne deviennent au fil des ans un héritage encombrant.
Propos recueillis par CHRISTELLE GRANJA
Journaliste spécialisée en création contemporaine, architecture et écologie urbaine
Vous évoquez dans vos écrits deux rencontres marquantes avec des paysages urbains : le Komazawa Olympic Park Stadium à Tokyo, et une favela à Rio de Janeiro. Pourquoi ces lieux vous semblent-ils révélateurs des profondes mutations que les JO opèrent sur les villes qui les accueillent ?
En découvrant le Komazawa Olympic Park Stadium, j’ai ressenti une grande solitude face à une immensité inhabitée, hors de toute échelle humaine, et évocatrice d’un spectacle post apocalyptique. Au Brésil, l’expérience fut tout autre : j’ai arpenté un quartier informel, très dense et vivant, avant qu’il ne soit rasé pour être transformé en site olympique. L’écart entre ces deux espaces urbains m’a saisie : d’un côté, le vestige d’un territoire modifié pour un méga-événement de seize jours, totalement inadapté au temps présent. De l’autre, un habitat vibrant de vie, mais promis à une disparition prochaine. Ces deux sites symbolisent à mes yeux le contraste qui peut se créer entre un « avant » et un « après » JO. Ils sont révélateurs de l’impact négatif que peuvent avoir des méga-événements sur les paysages urbains.
Les JO seraient-ils de redoutables pourvoyeurs de ruines urbaines ?
Auguste Perret disait que l’architecture, « c’est ce qui fait de belles ruines » ! Mais quelle est l’acceptabilité actuelle des ruines ? Aujourd’hui, les « éléphants blancs », ces bâtis ou infrastructures pensés pour des événements de taille majeure mais devenus obsolètes, ont valeur de contre-exemples. On doit l’usage de cette expression en architecture à un vaste stade omnisports construit pour les JO de 1908 dans le quartier londonien de White City, sous-utilisé pendant des décennies, avant d’être détruit dans les années 1980. Au fil des ans et des compétitions, de nombreux stades, parcours de kayak ou tremplins de saut à ski ont accédé à ce rang peu glorieux « d’éléphants blancs ». L’un des enjeux des organisateurs d’événements internationaux est de les éviter. Mais comment les paysages urbains peuvent-ils « absorber » ces infrastructures construites pour un temps fort de deux ou trois semaines ? Comment faire en sorte que les JO laissent un héritage habité, réinvesti par les citoyens ? Ce sont ces questions que j’aborde à travers la notion de « métabolisation ». Issu du monde physico-chimique, ce concept a déjà été mobilisé par de nombreux auteurs, tels que Burgess en 19251 ou Baccini en 19972. Il m’a permis d’analyser les processus de transformation à l’œuvre dans les villes ayant accueilli des Jeux olympiques.
Vous avez étudié les cas particuliers de Rome, Montréal et Londres. Comment ces capitales ont-elles « métabolisé » les JO ?
Ces trois villes ont fait des choix très différents, qui ont mené à des métabolisations diverses, plus ou moins réussies. À Rome, le projet olympique de 1960 a présenté l’intérêt d’investir des zones périphériques inachevées, vestiges d’autres méga-événements du passé : le quartier du Foro Italico, dans le nord, et l’E42, ville nouvelle pensée par Mussolini pour l’Esposizione Universale di Roma. Mais la transformation de ces sites en un lieu de pratiques sportives et culturelles pour le Foro, et en centralité financière pour l’EUR, n’a été initiée que 20 ans après la fin des JO. Cette métabolisation tardive a néanmoins été vertueuse, car elle a redonné une visibilité internationale à un patrimoine italien jusqu’alors délaissé.
À Montréal, la métabolisation des vestiges olympiques s’inscrit également sur le temps long : elle perdure depuis plus de 40 ans ! Pour les Jeux de 1976, le parc olympique a été créé en un seul lieu, en périphérie du centre-ville. Très minéralisé, ce géant contraste avec le jardin botanique voisin et le tissu résidentiel fait de duplex montréalais typiques. Les premières consultations publiques sur le futur du site, qui ne débutent que dans les années 1990, ont abouti tardivement à une transformation radicale, grâce à des installations à vocation culturelle et environnementale – comme le biodôme, le planétarium ou l’insectarium. Mais cette mutation n’a pas réussi à faire oublier le fort dépassement du budget de l’événement.
Enfin, à Londres, bien que les équipements aient été conçus pour évoluer grâce à la mise en oeuvre de structures temporaires, modulables et démontables, sans oublier la transformation du parc olympique en un nouveau poumon vert urbain, le bilan est aujourd’hui mitigé. En cause, entre autres, la gentrification des alentours olympiques, à rebours des ambitions sociales du projet pour le quartier défavorisé de Stratford.
Au vu des coûts qu’ils représentent, et des difficultés à les « métaboliser », les JO sont-ils encore attractifs pour les villes ?
Les coûts peuvent être colossaux, en effet. À Montréal, le budget initial a été dépassé de près de 800 %3 ! À Rome, de plus de 400 %. Mais les Jeux olympiques restent un laboratoire pour l’architecture et le design urbain. Le stade olympique de Frei Otto à Munich est aujourd’hui l’un des symboles forts de la ville. À Sydney, en 2000, les Jeux ont placé au coeur des débats les enjeux de soutenabilité et de dépollution, à une époque où ces thématiques peinaient encore à s’imposer. Aujourd’hui, je crois que les JO peuvent rester attractifs à condition qu’ils mutent, notamment via la participation citoyenne. À leur origine, les Jeux étaient simples, et les sports peu nombreux. Aujourd’hui, près de quarante disciplines sont présentes – le breakdance sera en compétition pour la première fois à Paris en 2024. Les JO ont suivi la complexité de la société. Ils doivent continuer à se réinventer sous peine de disparaître. Il s’agit de concevoir des jeux au service des urbanités qui les accueillent, et non l’inverse ; les penser pour deux cents ans, et non pour seize jours. Plutôt qu’une métropole unique, un réseau de villes accueillantes, à l’instar de ce qui se pratique déjà pour les mondiaux de foot, pourrait être une solution. Autre piste : miser sur l’éphémère et la réversibilité de l’architecture pour une vie après les Jeux. Grâce à une métabolisation maîtrisée, les JO peuvent laisser un héritage urbain positif.
Quel regard portez-vous sur le pro-jet architectural et urbain lié aux Jeux olympiques et paralympiques de Paris, et sur sa possible métabolisation ?
Suite au changement de critères de sélection du CIO, Paris est la première ville à communiquer autant sur le futur héritage des jeux, avec des engagements sérieux en matière de réduction d’émission de gaz à effet de serre et de circularité – cela passe notamment par l’utilisation à 95 % des infrastructures existantes ou temporaires, mais aussi par l’encouragement des mobilités actives. Bien sûr, on ne déplacera pas exclusivement un demi-million de supporteurs, visiteurs et sportifs sur des pistes cyclables ou des sentiers pédestres. Les infrastructures créées en la matière restent une goutte d’eau face aux enjeux de décarbonation, mais elles ont à mes yeux une valeur d’expérimentation et d’exemplarité. Au final, ces ambitions de sobriété et d’économie circulaire se révéleront-elles n’être que des mots ? L’avenir nous le dira.