ESPACES EN JEU
Le livre Time to Play travaille à saisir l’idée de jeu dans toute sa richesse, sa complexité, son ambivalence ; à s’en saisir comme d’un tout, comme d’une « idée monde » en même temps qu’une idée du monde, comme d’une manière – parmi d’autres – de « faire-monde1».
Du jeu funéraire au jeu vidéo, du jeu olympique au jeu d’argent, du jeu de poupée au « jeu de la guerre 2 » : l’idée de jeu en contient d’autres, et s’incarne de différentes manières. La distinction anglophone entre game (jeu comme système) et play (jeu comme expérience, vécu), qui prend la suite de catégories plus anciennes comme celle romaine entre ludus et paidia, en est une illustration persistante. Il y a également le jeu qui devient sport, et dans ce cas c’est encore autre chose, avec d’autres règles, d’autres enjeux. La question de la relation entre sport et jeu est d’ailleurs l’objet d’un livre récent de Philippe Descola3. Pour l’anthropologue, le sport est associé à l’idée de compétition et d’encouragement des réalisations individuelles, quand le jeu est un dispositif social, créateur de commun : les termes sont posés.
Parler de jeu ici, davantage que de sport, c’est donc affirmer la portée réelle d’un concept. C’est comme parler de soin plutôt que de santé : c’était le choix que nous avions fait au démarrage du projet Soutenir 4 (consacré aux relations entre architecture et soin, présenté au Pavillon de l’Arsenal en 2022). Certes des « architectures de la santé » étaient là, c’est-à-dire le soin comme fonction et comme programme, de la même manière que des architectures sportives sont montrées dans le présent ouvrage. Mais parler de jeu – et de soin –, c’est dépasser cet aspect programmatique pour décrire des dispositifs politiques, des outils de construction et de déconstruction des organisations humaines, et plus généralement des organisations vivantes ; des dispositifs soutenants.
Ainsi, si les Jeux olympiques de Paris 2024 ont constitué l’occasion du projet Time to Play, ils sont une illustration parmi d’autres des fonctions politiques et architecturales du jeu. Et ce livre est tout autant à lire comme la poursuite du projet Soutenir, deux ans après son ouverture à Paris et alors qu’une version réactualisée de l’exposition est présentée à Genève au printemps 2024.
Parler de jeu par ailleurs, c’est aussi comprendre cette notion dans sa véritable puissance d’action architecturale. En effet, le jeu participe pleinement à la mise en espace du monde, et il produit des spatialités particulières : de l’aire ou du terrain de jeu (playground), assimilable à un espace public, jusqu’à la forme close et monumentale du stade, en passant par les espaces virtuels vidéoludiques, de quelles formes de jeu ces « architectures » sont-elles le lieu ? Et quelles sont leur pertinence et leur actualité à l’heure d’une transformation générale des pratiques architecturales et urbaines ?
Pour rendre compte au mieux de la richesse de l’idée de jeu, nous avons pris le parti de démultiplier les points de vue, les regards, les disciplines. Ces contributions sont organisées en quatre chapitres, qui proposent quatre rapprochements entre le concept de jeu et des concepts qui lui sont familiers : celui de soin d’abord, car certaines formes de jeu ont une fonction thérapeutique éprouvée ; celui de cité, c’est-à-dire d’édification d’un projet commun ; celui de sacré, qui partage avec le jeu un même objectif ambivalent de régulation ; celui de norme enfin, car le jeu, en fonction de l’intérêt qu’il sert, peut tout aussi bien se mettre au service d’un projet normatif que, à l’inverse, travailler à le déconstruire. Les formats des contributions varient également : analyses historiques et relectures contemporaines de la place du jeu, dessins, photographies, jusqu’à une fiction anticipant les dérives faussement joyeuses d’une société purement ludique ; ce sont autant de tentatives pour cerner les contours d’un concept qui semble résister aux définitions, et qui, tout en étant devenu central et fédérateur, n’en reste pas moins fragile, en partie insaisissable.
1. Nelson Goodman, Manières de faire-monde, 1992, Gallimard, 2006
2. Guy Debord et AliceBecker-Ho, Le Jeu de la Guerre, éditions Gerard Lebovici, Paris, 1987
3. Philippe Descola, Le sport est-il un jeu ?, Robert Laffont, 2022
4. Cynthia Fleury et SCAU architecture (dir.), Soutenir. Ville, architecture et soin, éditions du Pavillon de l’Arsenal, 2022
LE JEU FAIT LA VILLE
Propos recueillis par CHRISTELLE GRANJA
Journaliste spécialisée en création contemporaine, architecture et écologie urbaine
« Stadium Square ressemble à tout, sauf à un monument. Nous définissons le jeu comme un fédérateur d’activités sociales, culturelles et commerciales pouvant exister en dehors de l’agenda sportif. » Les associés de l’agence SCAU architecture reviennent sur la polyvalence défendue dans le projet Stadium Square, pour replacer le jeu au cœur de la cité.
SCAU architecture a réalisé de nombreux stades, du Stade de France en 1998 à l'Adidas Arena, livré en 2024 à Paris. Au-delà de leur diversité, qu’ont-ils en commun ?
Nos stades sont en effet très différents les uns des autres, bien sûr du fait de la variété des contextes, des programmes et des jauges, mais surtout parce que nous essayons de réinventer sans cesse les modèles et les règles du jeu, avec l’envie de garder jusqu’au bout d’un projet une forme de fraîcheur, de spontanéité et de transgression, plutôt que de chercher à reproduire systématiquement ce que nous savons faire. Malgré cela, il reste un dénominateur commun irréductible à tous ces projets : l’aire de jeux, une place où l’on est autorisé à jouer et où des règles spécifiques s’appliquent.
Elle est matérialisée au sol par de simples lignes, reconnaissables dans le monde entier. La ligne met fin à l’indistinct : en créant un espace, elle fait ville, elle fait société. Je vois dans les premiers gestes de jeu, dans les premières lignes tracées, des éléments primitifs essentiels à la fondation d’une ville. Dans certaines cités juives, l’érouv, qui se traduit souvent par un simple fil tendu dans le ciel, délimite une zone dans laquelle certains interdits shabbatiques sont levés : elle dessine un « dedans » et un « dehors ».
En 2013, vous conceviez un projet architectural baptisé Stadium Square, mené pour le Qatar à l’occasion de la Coupe du monde de football 2022. Quelles étaient les grandes lignes de cette étude aux accents de manifeste ?
Nous avons pris le parti de penser d’abord à l’héritage, au temps long, c’est-à-dire à ce que deviendrait ce lieu quand il n’y aurait plus ni match ni Coupe du monde. Plutôt que de livrer un énième « éléphant blanc » inadapté, nous avons cherché à répondre aux besoins existants de la ville en pleine croissance de Doha. Nous avons donc proposé la création d’un quartier organisé autour d’une grande place urbaine, pensée comme un espace modulable. Entourée de gradins amovibles, elle pouvait devenir un stade pour quelques semaines, mais aussi un marché, ou un espace de rassemblement public…
Stadium Square ressemblait à tout, sauf à un monument. C’était très déstabilisant, même pour nous ! Nous voyons le jeu comme un fédérateur d’activités sociales, culturelles et commerciales, pouvant exister en dehors de l’agenda sportif. Ces idées en germe dans Stadium Square se poursuivent aujourd’hui dans nos projets. Ainsi d’Agora, dont une première déclinaison a été réalisée à Abidjan en 2019 : autour du terrain de jeu, des containers et des modules rudimentaires permettent d’accueillir des services commerciaux, sanitaires et culturels, destinés à l’ensemble de la population.
Plus récemment, vous poursuivez également l’idéal Stadium Square au stade Bauer, à Saint-Ouen (93). Pouvez-vous nous en dire plus ?
Avec ce projet, nous explorons plus encore le « recyclage » d’un lieu de jeu, une idée développée dans Stadium Square. Par exemple, avec le chemin qui longe le stade actuel, entre les puces et la rue du Docteur Bauer, et qui est utilisé au quotidien par un grand nombre d’habitants. Cet espace de circulation douce, qu’il nous semblait essentiel de maintenir, est destiné à devenir un lieu hybride, à l’abri de la future tribune. Les jours de match, augmenté de barrières, il crée un espace déambulatoire qui permet le contrôle des billets, et fait partie intégrante du stade. Mais quand il n’y a pas de compétition, il devient une place couverte, un lieu de passage, où l’on peut se protéger de la pluie pour regarder les jeunes qui s’entraînent… Ces mobilités piétonnes sont un des outils pour favoriser la perméabilité des espaces et le brassage des populations, et ainsi mieux connecter le stade à son environnement.
Notre projet pour Bauer repose sur l’idée que le jeu fait la ville, et qu’il peut participer à la réparer. Nous avons souhaité maintenir le stade sur son site historique, et poursuivre le concept de l’immeuble HLM « planète Z » construit dans les années 1970 par l’architecte Jacques Starkier, qui offre des vues imprenables sur le terrain, en ajoutant des logements sur le toit des tribunes. Une « Bauer Box » complète cette diversité de fonctions avec un mix programmatique de cafés, restaurants, commerces, activités de loisirs, bureaux, etc. Elle apporte une partie du financement du projet, mais aussi d’attirer de nouveaux publics et de nouveaux usages. À Saint-Ouen, la ville se frotte au plus près du jeu ; le jeu se retrouve au coeur de la ville.
La diversité d’usage répond-elle également à des préoccupations écologiques ?
En effet, le fait qu’un espace vive le plus souvent et le plus longtemps possible est primordial en termes d’impacts, peut-être davantage que le recyclage de la matière ou que l’utilisation de matériaux bio et géosourcés – même si ces démarches ont leur importance. Ce rapport au temps long suppose de penser l’adaptation, ce qui relève d’une forme de frugalité. Cette démarche rejoint d’ailleurs l’ambition ZAN (zéro artificialisation nette) d’ici 2050, qui a pour objectif de réduire de moitié la consommation d’espaces naturels.
Ainsi, l’Adidas Arena, livrée en 2024, n’est pas « seulement » un stade de plusieurs milliers de places, destiné à faire signal. C’est aussi un équipement de quartier très ouvert sur la ville, avec deux gymnases à destination des riverains et des associations locales, et 2 500 m2 accueillant au quotidien des activités ludiques et récréatives, dont les usages pourront évoluer. Ce stade est pensé comme une prolongation de l’espace public.
Comment se manifeste ce lien avec l’espace public ?
Cela passe notamment par un contact visuel : au rez-de-chaussée, de vastes façades transparentes tombent jusqu’au sol. Au premier étage, qui accueille notamment des cafés et des restaurants, les vues sur le paysage urbain connectent les usagers à la ville. Cette proximité est atypique, car les arenas sont souvent opaques, et leurs abords peu accessibles.
Quelles sont les contraintes qu’entraîne, pour l’architecte, l’exigence de polyvalence?
Cela implique de travailler avec des textes très différents, en un seul lieu : des règlements de sécurité et d’accessibilité des établissements recevant du public, le cahier des charges de la FIFA (qui a considérablement gonfler de volume ces dernières années !), mais aussi des règles de bonnes pratiques commerciales, etc.
La polyvalence relève d’un choix politique, auquel nous apportons des solutions spatiales et architecturales. Mais cela exige du temps : il faut convaincre, rassurer, dépasser les frictions, et parfois demander aux autorités des dérogations pour permettre cette diversité d’usages. La capacité à « jouer » avec l’autre, à l’écouter, n’est pas évidente, mais elle est nécessaire au projet commun.