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Vers une architecture-placebo ?

L’approche moderne de l’architecture des lieux de soin est inscrite dans la tradition d’une certaine pensée de la santé, de la maladie, de la vieillesse. Afin de mettre en œuvre l’idéal d’une société dans laquelle la vulnérabilité est rejetée, voire interdite, les plus fragiles ont été sortis de notre champ visuel, à l’écart de la cité. Mais d’autres modèles nous invitent aujourd’hui à revenir sur cette histoire, ou à l’infléchir : en remettant les vulnérables au cœur de la collectivité, en pensant la vulnérabilité comme une « norme de vie » acceptable et même capacitante, en revalorisant le soin comme action politique fondatrice. Des nouvelles typologies de lieux du soin sont alors à imaginer et, plus généralement, l’acte de construire et l’acte d’habiter peuvent être à réinterroger au regard de cette éthique du « care ». 

 

La société des invulnérables

 

« La santé est un état de complet bien-être physique, mental et social, et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité » : telle est la définition énoncée par l’Organisation Mondiale de la Santé. Définition pour le moins intimidante, tant elle est large, globalisante – voire inatteignable ? Et aboutissement d’un changement paradigmatique engagé depuis longtemps : la santé n’étant plus simplement opposée à la maladie, mais décomposée en degrés – c’est-à-dire, en fait, des « degrés dans la non-maladie » (Pierre Vigarello le raconte dans Le sain et le malsain). Un exemple, frappant, peut être trouvé avec Pierre de Coubertin qui propose, au début du 20ème siècle, des « sanatoriums pour bien portants » : idée contre-intuitive d’un lieu destiné à soigner ceux qui ne sont pas malades.

 

C’est ce qu’Ivan Illich a décrit comme le processus de « médicalisation de la société » ; processus dans lequel certains états ou moments de la vie humaine, jusqu’alors considérés en-dehors d’un point de vue médical, deviennent des « pathologies » problématiques et dont il faut guérir (l’adolescence ; la grossesse ; la vieillesse ...). Fabrication d’une société dans laquelle nous sommes tous patients, dans laquelle « la population (...) a appris à se sentir malade et à se faire soigner en accord avec les catégories à la mode ». Et Illich rapporte un moment particulier de cette histoire, un tournant, celui d’une décision prise par l’American Medical Association en 1970 : désormais, l’enfant est considéré comme un patient avant d’être observé en bonne santé (avant preuve du contraire) ; l’être humain, en arrivant au monde, est un être malade.

 

Et, étant a priori et d’emblée malade, il n’aura alors cesse de chercher à contrer cette situation, à l’améliorer, ou à s’y opposer, dans un mouvement guidé par « l’obsession de la santé parfaite » (Illich encore). A la fois malade et obsédé par une sortie de cette maladie, une sortie qui lui est pourtant interdite ? C’est toute la complexité, si l’on suit Illich, du modèle médical qui est celui dominant aujourd’hui.

Projet manifeste de maison médicalisée d’Alison et Peter Smithson, « House of the Future », en 1956.

Fantasme de « guérison de la vieillesse » (Illich), jusqu’à « repousser le seuil de la mort » ? C’est ce que prévoyait le cybernéticien Norbert Wiener, l’un des pères de notre monde numérique, dans God & Golem Inc., en 1964. Car la révolution informatique accentuera plus encore, annonçait l’auteur, la quête d’une santé indéfiniment perfectible. Wiener, dans ce texte visionnaire qui préfigurait la possibilité de l’homme augmenté, posait les bases du modèle transhumaniste qui prendra de l’ampleur et de la crédibilité dans les décennies suivantes.

Photographie tirée du projet « H+ », Matthieu Gafsou, 2018.

 

« We have decided not to die »

 

Le couple d’architectes Arakawa et Gins a cherché à fabriquer des espaces donnant corps à cette vision transhumaniste. Pour y arriver, leur « architecture contre la mort » (qui travaillait à « rendre la mort illégale ») était constituée d’un ensemble de dispositifs fabriquant l’inconfort, la perte d’équilibre, la perte de repères, afin de pousser l’habitant à rester attentif, vigilant, à ne jamais se laisser aller au repos, à l’attente – c’est-à-dire à la mort.

Arakawa & Gins, « Reversible Destiny Lofts », 2005 ; Making Dying Illegal, 2006.

Si la proposition d’Arakawa et Gins est radicale, folle, elle doit aussi être considérée comme une déclinaison, certes démesurée, d’un modèle architectural traditionnel. Il y a un processus de « médicalisation de l’architecture » qui accompagne une « médicalisation de la société » – c’est ce qui est démontré par exemple par Giovanna Borasi et Mirko Zardini dans Imperfect Health : l’architecture, toute architecture, devient une « healing machine », « machine à guérir ». De la machine à habiter de Le Corbusier, à la machine à guérir – habiter devient guérir, et alors l’architecte devient guérisseur ? Cette possibilité d’un rapprochement entre architecte et médecin n’est pas inédite, et a été discutée notamment par Michel Foucault (dans « Espace, savoir, et pouvoir », 1982).

L’architecture comme « healing machine » : maison bâtie par Leonard Wood pour la guérison de sa femme (Brent Green, Gravity was everywhee back then).

« L’obsession de la santé parfaite », l’obsession pour des corps bien faits et vaillants, est en effet partagée par les architectes – une partie d’entre eux, au moins. On peut le voir par exemple dans les propositions de Superstudio, telles qu’elles ont été comprises par Colin Rowe et Fred Koetter : le monde imaginé par les radicaux Italiens est occupé par des habitants « supposés être tous en bonne santé et indépendants » (un commentaire à comprendre dans la critique générale adressée par les auteurs de Collage City à la contre-culture des années 60 et 70 : un mouvement individualiste, élitiste, déconnecté des problématiques collectives ; préfiguration – paradoxale ?  – des injonctions contemporaines à la bonne santé et au bonheur dont Eva Illouz, dans Happycratie, a démontré la portée politique).

Les « corps en bonne santé » de Superstudio (La Macchina Innamoratrice, 1972).
D’autre corps heureux, chez Clément Cogitore, dans The Evil Eye (2018) ; démonstration de l’ambiguïté des appels à la bonne santé, au bonheur.

Plus en avant, nous pouvons penser à un autre rapprochement, plus étroit et structurant encore, entre architecture et corps (sain). Celui, fondateur, théorisé par Vitruve au 1er siècle av JC : l’architecture étant elle-même pensée comme un corps humain, mais alors pas comme n’importe quel corps, comme un corps en bonne santé : « Jamais un bâtiment ne pourra être bien ordonné […] si toutes les parties ne sont, les unes par rapport aux autres, comme le sont celles du corps d'un homme bien formé », écrivait Vitruve dans De architectura.

A gauche, plan de basilique par Francesco di Giorgio Martini, 1475 ; l’architecture comme corps est l’une des City Metaphors que reprendra O.M. Ungers, en 2011 (à droite).

 

« Purifier les autres » : la cité des invisibles

 

Comment l’architecte, dans les faits, travaille-t-il depuis de nombreux siècles au projet de promotion de la santé, vers l’idéal d’une société d’invulnérables ? Surtout, ce chantier pose une question : que faire des corps qui malgré tout résistent, qui vieillissent ? Des corps qui, malgré l’injonction à la bonne santé et à la bonne humeur, continuent à tomber ou à rester malades ? Ces corps gênent, parasitent le bon déroulement du dispositif ; et le mieux est alors, pour le bien collectif, de ne pas les voir. A l’image des corps âgés sortis de la cité antique athénienne (Hannah Arendt le raconte dans La Crise de l’éducation), pour ne pas donner aux jeunes gens d’autres modèles que celui de leur vaillance et de leur beauté (c’est le scénario repris dans le film de science-fiction Logan’s run, en 1976).

Logan’s Run, Michael Anderson, 1976 ; les jeunes gens découvrent, surpris, l’existence d’habitants plus âgés.

En mettant à l’écart les plus vulnérables, c’est la vulnérabilité humaine qui nous est rendue invisible, et donc impensable : c’est de cette manière aussi que Foucault décrit l’évolution de l’hôpital (dans « L'incorporation de l'hôpital dans la technologie moderne ») : « Médicaliser un individu signifiait le séparer et, de cette manière, purifier les autres ». De nombreux exemples d’hôpitaux bâtis comme des forteresses, à l’écart de la cité, ont mis en application ce principe de séparation. Et cette pensée du soin et de son espace trouvera au 18ème siècle, selon Foucault, sa formalisation la plus aboutie, et la plus durable : l’espace de l’hôpital, une fois séparé de la cité, est rationnellement et fonctionnellement organisé (par l’« introduction de mécanismes disciplinaires dans l'espace »), car il est désormais admis que la médecine des sujets est indissociable d’une « médecine du milieu ».

Hôpital Saint-Louis, 1608, une forteresse éloignée de Paris pour isoler les malades de la peste.
Projet pour la reconstruction de l’Hôtel-Dieu, Bernard Poyet, 1785 : application radicale de « mécanismes disciplinaires » dans le dessin des espaces.

L’hôpital devient donc le projet de déplacement des vulnérabilités « hors du champ visuel de la société » (ces termes sont utilisés par Norbert Elias, dans La Civilisation des mœurs, pour décrire un certain nombre d’activités qui sont progressivement cachées car elles sont les manifestations de notre dimension physique, corporelle, instinctive. Le sommeil, situation de vulnérabilité radicale, est l’une de ces situations à repositionner « derrière les décors » de la vie sociale). Cela a été décrit aussi par Ervin Goffman : dans la grille de lecture du sociologue américain, l’hôpital moderne est une « institution totale » : « un lieu (…) où un grand nombre d'individus, placés dans la même situation, coupés du monde extérieur pour une période relativement longue, mènent ensemble une vie recluse dont les modalités sont explicitement et minutieusement réglées ». Hôpitaux, asiles, prisons, etc., sont autant d’espaces qui travaillent ainsi à produire l’invisibilisation de certains (les fous, les vieux, les faibles…) pour le bien de tous les autres. Le travail photographique de Christophe Loiseau, auprès de détenus de la prison d’Arles, montre à ce sujet la complexité persistante des notions de visibilité et d’invisibilité dans les lieux d’enfermement.

« Droit à l’image », Christophe Loiseau.

Prison et hôpital, lieux de la médecine et de la justice, les fonctions se croisent-elles ? Et se croisent-elles en particulier du point de vue de l’architecture ? Il est intéressant de rappeler ici le texte précédemment cité (« Espace, savoir, et pouvoir »), dans lequel Foucault s’interrogeait sur la place de l’architecte dans la typologie des professions de pouvoir qu'il a bâtie dans son oeuvre. Selon le philosophe, l’architecte pourrait être assimilé au médecin, mais il pourrait être tout aussi bien, dans d'autres occasions, assimilé au juge, et cela ne dépend pas tout à fait de lui. Ainsi une architecture de « guérisseur » (Foucault prend l’exemple du Familistère de Godin) a toutes les caractéristiques spatiales pour que s’y mette en place un projet de « bourreau » – tout dépend de l’usage, ainsi l’auteur conclut-il : s’il faut bien « tenir compte » de l’architecte, l’usage des lieux ne peut être imposé ; « la liberté est une pratique ».

 

(Remarquons, en passant, que l'ambiguïté théorisée par Foucault rappelle des choses anciennes. L'architecte comme bourreau plutôt que médecin, c’était déjà la conséquence annexe, mais funeste, du modèle vitruvien de l’architecture comme corps. Car il faut que ce corps architectural « vive », et pour cela il trouve son fluide vital dans le corps humain qu’il imite, en lui ôtant, du même coup, sa vie propre. C’est ce que les Grecs, quelques siècles plus tôt, avaient déjà mis en place, et l’idée sera reprise sous différentes formes au cours de l’histoire, comme dans le récit initiatique roumain du Maître Manole, bâtisseur du monastère Curtea de Argeş : la femme est enterrée dans les fondations, étape nécessaire car elle doit transmettre sa vie à l'architecture – sinon celle-ci s’effondre.)

Légende du Maitre Manole, Curtea de Arges ; et « Advertisements for Architecture », Bernard Tschumi, 1978.

Par ailleurs, l’ambivalence incarnée ici par la personne de l’architecte évoque, étrangement, l’évolution qu’anticipait Wiener dans God & Golem Inc., lorsqu’il imaginait un futur peuplé d’habitants augmentés par la technique. Le cybernéticien mettait en garde : si la « guérison de la vieillesse » que craignait Illich est un scénario probable, il ne se fera pas pour tous ; tout le monde ne pourra pas accéder à l‘immortalité. Et le médecin aura alors une fonction inédite, celle de choisir quelle vie mérite d’être prolongée ; il ne sera plus un « sauveur », écrit Wiener, il sera un « bourreau ».

 

Cette convergence ambiguë entre soin et justice a donc de multiples ressorts, et nombreux sont les exemples architecturaux qui en témoignent. Ainsi la « maison de la santé » se transformant en prison de la Santé, à Paris ; ou encore la « maison de Nanterre » qui a été, inversement, un centre de détention avant de devenir un lieu d’assistance et de soin.

La « Maison de Nanterre », morceau de ville entouré d’un mur d’enceinte : un dispositif adapté à l’usage pénitentiaire autant qu’à celui hospitalier.

 

La vulnérabilité comme condition humaine, le soin comme condition politique

 

L’agence SCAU intervient aujourd’hui sur ce site de Nanterre, pour le transformer en ensemble de logements. Et la première décision prise a été celle de la démolition du mur d’enceinte, afin de connecter à nouveau les espaces habités à la ville. Ce geste simple mais manifeste peut, au-delà du cas particulier de Nanterre, constituer le point de départ d’une réflexion sur les lieux du soin, afin de proposer un nouveau récit pour ces lieux, un récit autre que celui de l’isolement des plus vulnérables.

 

Il est utile de remonter d’abord un peu plus en avant le fil du récit précédent. En remarquant que ces lieux particuliers que sont les hôpitaux (ou les prisons), en dissimulant la vulnérabilité humaine, sont aussi à considérer comme les résultats d’une pensée générale de l’architecture. Et d’une pensée, plus globalement, de la relation de l’humain à sa production : c’est l’idée classique de l’artefact (technique, artisanal, architectural) comme prolongement, extension, de son créateur – et surtout comme compensation de sa vulnérabilité : les objets et les bâtiments acquièrent une vie propre qui n’est pas constituée par la perspective de la défaillance et de la disparition finale ; ils tendent vers une forme d’invulnérabilité, et deviennent le support artificiel de prolongation des vies humaines et de transmission d’un projet collectif. Ainsi le refus de la vulnérabilité individuelle est-il le point de départ de l’architecture, ou d’une certaine pensée de l’architecture (le tombeau, le monument – et l’hôpital) ?

 

Pour reconstruire une histoire du soin, est-ce ce point de départ qui est à remettre en question – la vulnérabilité humaine est-elle, non à plus à rejeter ou compenser, mais à accepter, et même à valoriser ? Arendt, dans La Crise de l’éducation, mentionnait déjà un contre-exemple qui allait dans ce sens. Au modèle athénien et à son rejet des corps âgés, elle opposait le modèle romain : les plus vieux, les plus sages, y étaient au cœur de la cité, car ces habitants étaient des « vivants exemples pour leurs descendants » (remettre les « ancêtres » dans la ville, c’était justement l’un des enjeux du workshop « Lieux de vie[ux] » réalisé avec les étudiants de l’Ecole des Arts Décos, en 2019, dans le cadre du partenariat Placebo).

Astrid Commeigne et Lucie Maine, « Accueillir à l’EHPAD, parcours et passages de vie » (Réalisé dans le cadre d’un partenariat entre l’Ecole nationale supérieure des Arts Décoratifs et SCAU – Réalisation à titre non commercial).

Il nous faut positionner à nouveau les vulnérables – les souffrants – dans notre champ visuel car, écrit Illich avec plus de radicalité, le « dégoût de l’art de souffrir est la négation même de la condition humaine ». Selon l’Autrichien, l’humain naît vulnérable, fragile, est cette fragilité – cette part manquante qui est celle de l’invulnérabilité et de l’immortalité – constitue sa singularité, sa puissance même. En effet cette caractéristique humaine, celle d’arriver « inadapté » et « inachevé » dans un monde impossible à habiter seul, le pousse à fabriquer, d’emblée, des relations avec d’autres. Ainsi la rencontre entre un être dépendant et un autre lui apportant son aide est-elle au fondement du projet collectif, culturel, politique. En commençant par reconnaître la vulnérabilité de l’individu, le soin devient donc le paradigme relationnel qui régit la cité. La pensée d’Emmanuel Levinas, s’appuyant sur la « vocation médicale de l’homme », va dans ce sens : « L’humain commence avec comme première valeur ne pas laisser le prochain à la solitude, à la mort (…) cette attente médicale de l’autre constitue une des racines très profondes de la relation inter-humaine ».

Hôtel-Dieu de Paris, en cours de restructuration par SCAU : un lieu de soin au cœur de la cité.

Taking care : réparer le monde et réparer les vivants

 

Valoriser la vulnérabilité, c’est par ailleurs l’une des propositions fondatrices de la pensée contemporaine du care. « Care », le terme est a priori délicat à manipuler, voire problématique, tant il a été utilisé, et parfois détaché de son sens. Pour en saisir toute la pertinence, toute la rigueur, le mieux est d’aller à la source des travaux contemporains. Il y a d’abord le texte de Carol Gilligan, Un voix différente (1982), qui introduit le « care » – la sollicitude en est l’une des traductions – en tant qu’une valeur morale féminine opposée à la « justice », valeur masculine (et les deux sont incompatibles, précise Gilligan, on repense alors à la relation compliquée entre soin et justice, hôpital et prison).

 

Puis Joan Tronto prend la suite en 1993, dans Un monde vulnérable, en critiquant l’approche genrée de sa consœur tout en poursuivant le chemin amorcé. Et du care, elle donne la définition suivante : « une activité générique qui comprend tout ce que nous faisons pour maintenir, perpétuer et réparer notre « monde » de sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible ». L’action de réparer devient condition, voire synonyme, de l’habiter. Quelques années avant Gilligan et Tronto, des artistes comme Mierle Laderman Ukeles – dont l’exposition en 1969 à New York est justement nommée « Care » – avaient ouvert cette voie en cherchant à mettre en avant ces gestes habituellement dévalorisés, ceux de la réparation, de la « maintenance », du nettoyage.

Performance de « maintenance art » de Mierle Laderman Ukeles.

Et avec Tronto, cette action de réparation du monde devient la condition indispensable d’une autre forme de réparation : réparer l’autre, le vulnérable, prendre soin de lui (taking care). Réparer les choses pour réparer des humains ? L’artiste Kader Attia travaille sur ces sujets, depuis longtemps. Dans Continuum of repair, il écrit : « La plus grande illusion de l’esprit humain est probablement l’idée selon laquelle l’Homme s’est construit tout seul ; l’idée selon laquelle il croit inventer quelque chose ; alors que tout c’est qu’il fait, c’est réparer ». Et l’artiste, par la couture, ou l’agrafe, met en évidence la vulnérabilité de notre monde et le travail incessant qui en découle : compléter, raccommoder, réparer (et une démarche similaire a été réalisée par Mathieu Pernod, au cours d’un travail sur le site de la Prison de la santé : ramasser les débris trouvés sur le chantier, pour les recoudre et retrouver leur complétude).

Kader Attia et Mathieu Pernod.

Zoe Leonard, dans l’installation « Strange Fruit » (1992-97), cherchait elle-aussi à recoudre, avec obsession. Mais cette fois, c’est une matière vivante – des fruits – qui est réparée : tentative de faire tenir à tout pris ce qui se délite, ce qui vieillit, de lutter contre l’inévitable disparition. En faisant cela, Leonard voulait réagir à la disparition de ses amis malades : réparer l’objet comme dernier recours pour compenser l’impossible réparation des humains. Cette mise en parallèle des actions de réparation a été travaillée par Attia également lorsqu’il affichait, face à ses objets agrafés, des portraits de gueules cassés de la Grande Guerre. 

Zoé Léonard (« Strange Fruit »), et des portraits de gueules cassées exposés pas Kader Attia.

 

Une architecture vulnérable ? 

 

Le déplacement suggéré par Attia et Leonard, de l’humain vers l’objet, est-il juste, et pertinent, pour l’architecture, pour la ville ? Une première piste : réparer et couturer l’espace urbain, raccommoder des lieux et leurs habitants, ravauder pour panser des plaies (urbaines, humaines). Plutôt que de construire, tisser sur l’existant (sur-tisser) pour le rapiécer, retrouver les relations manquantes, fabriquer d’autres couches et d’autres significations, et ainsi aller jusqu'à se demander : vaut-il mieux réparer plutôt que de construire, comme le suggère Attia, faut-il, à chaque fois, se poser la question de la justesse de l’acte de bâtir ?

Maja Bajevic, Under Construction, 1999 ; sur-tissage (broderie) dans l’espace public, sur le chantier de rénovation de la Galerie Nationale des Beaux-Arts de Bosnie-Herzégovine.

Ne pas (toujours) construire, ou bien – le résultat à terme est similaire – construire une architecture prévue pour disparaitre. C’est une autre piste : envisager l’architecture non plus en tant que construction invulnérable, mais en tant qu’objet vulnérable qu’il faut réparer, dont il faut prendre soin, un objet qui dès lors nous aiderait à revoir notre appréciation de la vulnérabilité humaine ? Les artistes Berdaguer et Pejus ont semblé pousser radicalement cette hypothèse avec leurs « Maisons qui meurent » : des maisons programmées, par divers systèmes techniques, pour s’autodétruire progressivement et disparaitre en même temps que leurs occupants. Le processus de construction est retourné, comme fabrication d’un vieillissement, d’un désagrégement, d’une déconstruction. Il y a deux vulnérabilités qui s’imitent, se suivent, solidairement.

Berdaguer et Pejus, les « Maisons qui meurent » (1996).
Expérimentations pour des architectures vulnérables, qui se défont avec le temps ; pisé et gabion ; SCAU.

Par-delà ces premiers exemples, l’idée d’une architecture vulnérable nous invite, plus généralement, à envisager d’autres temporalités de la construction et de l’habitation. Plutôt qu’une forme figée au-delà des vies qui l’occupent, imaginer l’architecture comme quelque chose à reconstruire, à compléter, à achever. Cette vision des choses réactive d’une certaine manière des modèles anciens : celui par exemple des « reconstructions continuelles » mises en œuvre par les Mésopotamiens qui, « conscients de la fragilité de leurs constructions de briques », préféraient « combattre l'érosion par le savoir » plutôt que par l’architecture (voir Alain Schapp, Ruines) ; et le retour régulier à la ruine permettait de remettre la main sur les « briques de fondation », cachées dans le sol, contenant les instructions pour la reconstruction. On pense aussi au modèle japonais dans lequel la « fragilité » et l’« imperfection » des choses construites font leur qualité (André Leroi-Gourhan) : les objets sont conçus pour « s’épuiser », et « passer plus vite que l’homme ». Ainsi certains temples, comme celui célèbre d’Ise, sont-ils reconstruits à intervalles réguliers, et l’architecture devient un processus permanent, et une expérience collective de réparation.  

Temple d'Ise.

Ces modèles, remettant l’habitant dans une position active de (re)constructeur de l’espace, peuvent retrouver une pertinence aujourd’hui, dans une époque dominée par une demande de « flexibilité », « modularité », ou encore « réversibilité ». Comment y répondre sans aboutir à une architecture déshabillée de toute qualité, de toute singularité ? Peut-être en travaillant en amont sur différents régimes de temporalité, en inscrivant des vulnérabilités au cœur du processus de conception. En dissociant dans le bâti, par exemple, un temps long (celui d’une structure pérenne) et un temps court, celui des aménagements et réaménagements de l’espace, par l’habitant. Ainsi la piste d’une architecture vulnérable devient ici le support concret d’une revalorisation de l’usager, de l’usage comme capacité d’achèvement (temporaire) de l’espace habité. Autre manière de mettre en place des lieux qui, par le renouvellement qu’ils permettent, assument le temps long de la transmission.

Proposition pour le campus de l’EmLyon (SCAU, concours, 2019) : une diversité d’aménagements prenant appui sur une structure pérenne.

 

Une architecture-placebo ?

 

Les travaux de Kader Attia sur la réparation suggèrent une autre piste, complémentaire, et plus large encore. Dans « Réfléchir la mémoire », les individus à réparer sont des amputés, la part manquante à compenser est le membre fantôme. Et Attia répare, refabrique la complétude, par un jeu de miroir ; par l’illusion ; la réparation, cette fois, passe par la fiction.

Kader Attia, Réfléchir la mémoire.

Le recours à la fiction comme dispositif soignant renvoie à la notion de placebo. Notion difficile, et ambiguë (placebo, « je plairai » - je plairai à mon médecin en lui assurant que je vais mieux ?), mais une notion cependant passionnante en tant qu’elle engage le dialogue, la conversation, entre le soignant et le soigné. Ainsi des pratiques anciennes, comme celles du 18ème siècle rapportées par Illich, sont ici renouvelées : « la visite médicale était une conversation », rappelle en effet l’auteur, « le patient racontait, s’attendant à une écoute privilégiée de la part du médecin » (« le médecin est toujours celui qui entend », confirme Levinas). Une idée par ailleurs remise à goût du jour par les pratiques de « médecine narrative » défendues aujourd’hui par Rita Charon.

 

Et la notion de placebo engage, surtout, la confiance entre l’un et l’autre (est-ce le soin comme « pacte de confiance », comme l’écrivait Paul Ricœur ?), en même temps qu’une croyance partagée dans l’efficacité du soin : ainsi a-t-il été démontré que le traitement placebo fonctionnera mieux encore si le soignant, autant que le soigné, y croit, et cela même si la nature « fictive » du soin est connue des deux parties. Soignant et soigné croient, ensemble, à une même fiction.

 

Une « fiction bidon qui pourtant fonctionne » (« a phoney fiction that works »), c’est dans ces termes que l’architecte Charles Jencks décrit le placebo, un terme qu’il a par ailleurs choisi de déplacer vers l’architecture, à l’occasion d’une tentative de définition des Maggie’s Centres, ces célèbres lieux de soin destinés aux personnes atteintes de cancer. L’« architecture-placebo », nouvelle déclinaison d’un rapprochement – conceptuel, pratique ? – entre soin et architecture ; selon Jencks, ce rapprochement doit servir surtout à recentrer l’acte de la construction sur quelques qualités simples, évidentes, mais pourtant sacrifiées parfois au profit d’une approche techniciste et fonctionnaliste : la vue, la lumière, l’intimé, la relation aux espaces extérieurs et « naturels », … Des qualités qui durent, par-delà les évolutions rapides des pratiques, et sur lesquelles l’architecture a à se concentrer.

Réintégrer la qualité soignante de l’environnement naturel : à gauche, extrait du projet fictif « Hôpital placebo » réalisé en workshop d’agence ; à droite, l’hôpital de Beauperthuy construit par SCAU en Guadeloupe.
Des espaces de soin ouverts sur la ville, sur les autres : à gauche, extrait du projet « Hôpital placebo » ; à droite, vue en perspective sur les futures coursives du projet de l’Hôtel-Dieu (études en cours).

Architecture-placebo, c’est-à-dire aussi architecture-fiction ? En repositionnant ainsi l’acte de construire, en le ramenant à la proposition de quelques qualités spatiales et en remettant les sens de l’habitant au cœur de ce travail, l’hypothèse placebo est aussi un appel à une volonté plus large, qui dépasse les particularités des lieux de soin. C’est la volonté de s’appuyer sur l’idée de fiction pour retrouver la dimension narrative de l’architecture, retrouver sa fonction de récit commun ; qu’elle devienne, ou redevienne, un processus de construction d’une fiction qui rassemble – une « fiction régulatrice » (Cynthia Fleury) qui tient parce que nous faisons le pari d’y croire.

Visuel extrait du workshop d’agence sur l’« Hôpital placebo ».

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