SCAU

Co-working et granito

Vingt-deux ans après sa construction, le « Parissy » (immeuble de bureaux de sept étages au bord du périphérique parisien) est sur le point de connaître une réhabilitation « lourde », qui lui vaudra d’être rebaptisé Fresk. Le bâtiment d’origine avait été conçu par SCAU pour accueillir les bureaux de TDF (TéléDiffusion Française) ; et aujourd’hui, l’agence est commissionnée par les nouveaux propriétaires pour une opération de transformation.

Photographies datant de 1997 (et en tête d’article, un extrait de coupe).

Revenir au squelette

 

Co-working, co-resting, corpo-working, flex-office et happiness manager… : la sucession rapide des anglicismes et néologismes bienveillants témoigne d’une évolution rapide du monde du travail, vers des modèles appelant à l’« agilité» des « collaborateurs ». Est-il de notre responsabilité d’architectes ici de prendre un peu de recul, voire parfois d’émettre des réserves ? Et même de rappeler, malgré tout, l’importance d’une adresse sur un grand plateau partagé, voire l’importance d’un bureau à soi et de sa plante verte ? Il faudrait certainement, a minima, en discuter.

 

Il n’empêche que les modèles cloisonnés des bureaux individuels ont fait leur temps, et la demande contemporaine est celle de la flexibilité et de l’open-space. Vingt ans seulement après la construction de Parissy, il ne fait pas de doute que notre proposition initiale est obsolescente. L’accélération des évolutions sociétales parait prendre une tournure exponentielle ; ce que nous proposerons demain sera-t-il dépassé dans dix ans ?

Des vues du projet déserté ; et l’avenir du bâtiment vu par Stéphane Degoutin et Gwenola Wagon.

Si les plans d’aménagement prévus il y a vingt ans sont demodés, le bâtiment a des qualités intrinsèques qui le rendent adaptable aux nouvelles situations : c’est l’hypothèse qui a décidé de la requalification. Il s’agit alors de déshabiller le projet pour retrouver l’essentiel, le structurel : l’organisation du bâti en U autour d’un atrium, l’ossature poteaux-poutre et les planchers béton, les noyaux porteurs, la tour centrale. La verrière et la façade vitrée sur le périphérique sont conservées mais démontées et remontées avec du verre de meilleure qualité. Une fois l’essentiel retrouvé, les plateaux sont élargis vers l’intérieur pour gagner un peu de surface de plancher, et des plans plus libres sont proposés.

Fresk, avant / après ; plan de faux-plafond et coupe avec existant et extension.

 

165 tonnes de pierres à charge

Photographies argentiques du chantier de Parissy en 1997 par Bruno Delamain.
Photographies du chantier de Fresk (2019).

Autre dimension, autre forme de recyclage : la réhabilitation implique la transformation de la façade ; glissement d’échelles et de procédés dans la réflexion sur le réemploi, du réemploi d’une architecture à celui de ses matériaux. En ville, un chantier commence systématiquement par une démolition. Derrière les palissades, la mutation urbaine agit rapidement. Des pans d’histoires disparaissent brusquement : ce qui était autrefois un mur en pierres de taille est désormais une paroi de verre et de métal. La production massive de gravats constitue l’un des principaux héritages de l’architecture moderne. À l’échelle du territoire européen, le BTP représente aujourd’hui 50 % de la consommation de ressources naturelles et près de 40 % de la production de déchets. Dans cette perspective (quelque peu obstruée), nous cherchons à développer des protocoles de recyclage ou réemploi in situ, laissant place à la réinterprétation et rendant visibles les phénomènes de mutation. L’un d’entre eux - le « Granito » - consiste à utiliser les matériaux de démolition présents sur site comme agrégats ou opus dans la formulation d’un nouveau revêtement de sol. Dans un premier temps, il sera appliqué au chantier de Fresk.


Afin d’adapter le bâtiment aux normes d’isolation thermique, les dalles de granite agrafées en façade (en vogue dans les années 80-90) sont déposées pendant le chantier. Cette façade représente un gisement d’environ 2000 m2 (soit 165 T) de pierres provenant de carrières bretonnes : du granite gris celtique en parement (130 T) et du granite bleu de Lanhelin en casquette (35 T). Elle devient une carrière à ciel ouvert située entre Paris et Issy-les-Moulineaux : le stock de matières et matériaux qui compose un bâtiment devient exploitable être exploité de la même manière que l’on extrait minerais, pierres, et autres ressources naturelles.

L’économie circulaire mise en place autour des carrières est par ailleurs une source d’inspiration qui dépasse la simple image du gisement/exploitation. Les granulats produits par l’extraction de blocs ont longtemps été utilisés localement par des artisans. Le granito (appelé plus communément terrazzo) trouve son origine dans cette économie du geste, dans cette exploitation locale de la matière, utilisant les concassés en tesselles de mosaïque aléatoire.

Façades en dalles de granite de Parissy (gris celtique et bleu de Lanhélin) avant le chantier (2018).
Bancs de granite sur la façade de Parissy (2019) et bancs de marbre à Carrare (2017)
Le temps du chantier, les dalles de granite déposées sont stockées sur palette (2019).

Le granite est extrait et exploité sur site pour réaliser le sol de l’atrium, formant une cinquième façade visible depuis le périphérique. Concrètement, ce geste symbolique (qui consiste à déconstruire une architecture, à la découper, à la fractionner pour en faire autre chose) prend corps grâce à des procédés de recyclage in situ. Tout en préservant l’intégrité formelle d’une partie des dalles, nous avons anticipé la diversité des formes créée par la déconstruction de la façade : dalles rectangulaires préservées, dalles accidentées, gravats de différentes tailles allant du bloc au sable grossier. Sur le site, une unité mobile de criblage, équipée d'outils de concassage et de tamisage, permettra d'obtenir, en fin de chaîne, des agrégats de différentes tailles - de la matière au matériau.

Vue du futur atrium depuis les terrasses.

À partir de là, nous avons développé trois types d’application, impliquant des degrés de transformation différents : le réemploi dit de « même usage » de 160m2 de dalles de granite bleu de Lanhélin pour réaliser des panneaux verticaux dans l’atrium ; le réemploi de dalles fractionnées pour réaliser 650 m2 d’opus de granite gris celtique (avec un joint en granito) au sol des espaces d’accueil de l’atrium ; le recyclage d’éclats et de fragments (après criblage) de granite gris et bleu de Lanhelin comme agrégats dans la formulation d’un granito - composé d’un mortier-ciment - revêtant 800m2 du sol de l’atrium.

En haut, protocole de réemploi in situ : de la façade de Parissy au sol de Fresk. En dessous Plan de l’atrium et répartition des différents revêtements au sol

Au sol, les zones sont travaillées selon un principe de cheminement traversant l’atrium. Le sol de l’entrée, situé au niveau de la rue, est composé de blocs et dalles fragmentés dont l’ancienne forme rectangulaire est identifiable par les arêtes et les angles encore visibles, donnant aux usagers quelques indices sur l'histoire du matériau. Les sols se déclineront vers le niveau le plus bas en allant progressivement vers des granulométries plus fines et plus abstraites ; le matériau de construction opère un retour vers la matière. Ainsi, le protocole de création et ses cycles de transformation (révélateurs de nos rapports à la matière) sont rendus visibles et confèrent une fonction mnémonique au nouveau matériau, signalant la mutation urbaine des lieux.

Échantillons de Granito réalisés avec les granites de Parissy représentant différentes formulations (variations de densité, de granulométrie, de nature de pierres). Collaboration avec Minéral Product.
Échantillons de granito et d’opus (avec joints granito). Collaboration avec Minéral Product.
Échantillons d’opus (avec joints granito). Collaboration avec Minéral Product
Dans les ateliers de Ringot & Villarecci (2019), échantillons d’opus réalisés avec les granites de l'existant.

Ce projet met en évidence l’incidence du raccourcissement continu de la durée de vie des programmes de bureaux sur le cycle de vie des matériaux (du berceau à la tombe). Ce type de démarche conduit nécessairement à s’interroger sur l’histoire du matériau que l’on manipule, en remontant les épisodes successifs de sa chaîne de transformation jusqu’à son origine géologique. En l’occurrence, la carrière dont est extraite la roche de bleu de Lanhélin de Parissy est aujourd’hui fermée, abandonnée à la suite de poursuites judiciaires. À Lanhélin et dans les villages environnants, la pierre de granite est omniprésente ; elle se décline dans des applications différentes - architecturales ou funéraires -  révélant d'autres savoir-faire et certaines connivences techniques d’un art à l’autre.

À Lanhélin et dans les alentours (2019) : la carrière abandonnée de granite bleu ; la roche omniprésente dans le paysage ; le cimetière de Brélévenez où l’on retrouve la roche travaillée de la même manière qu’à Parissy sous forme de dalles fines polies plaquées en parement .

Au vu des chiffres invoqués précédemment, ce projet peut sembler anecdotique. Il l’est, en ce sens qu’il s’appuie sur les histoires et les anecdotes qui caractérisent chaque lieu. À cela se superpose une autre lecture, qui relève non pas du résultat mais du protocole ; les dalles de pierres agrafées en façade représentent un gisement accessible (car facilement démontables et isolables durant le chantier) et récurent sur les projets de réhabilitation des immeubles de bureaux à Paris. L’objectif est de développer un protocole de mis en œuvre in situ reproductible d’un site à l’autre pour la réalisation de revêtements de sol constitués, chargés et colorés avec des pierres excavées sur site. En plus des « gisements-façades » le périmètre pourrait être étendu plus généralement aux matières minérales, à condition de s’adapter à la matière (sa composition, son comportement et ses réactions chimiques, sa forme, sa mise en œuvre, etc).

À Parissy ou ailleurs, l’approvisionnement local - variable du procédé - engendrera ainsi un matériau spécifique à chaque projet. Pour ce faire, nous substituons les agrégats utilisés habituellement dans la formulation du granito par des pierres prélevées sur site lors de l’excavation. L’idée ici est de questionner la reproductibilité du procédé : liant [invariable industriel] + pigments / charges / agrégats / opus [variable in situ]. On ne parlera plus de gravats de façon de générique, mais d’une dalle de granite extraite du sol de Lanhélin en 1996, façonnée à proximité, puis acheminée jusqu’à Paris.

Échantillons de granito réalisés pour le projet Nanterre Partagé (2019) avec Minéral Product. Ici, l’histoire du site est incarnée par des meulières et des tuiles.

Stratégiquement - en partie pour négocier avec un cadre réglementaire rigide - nous avons à Parissy visé un matériau décoratif : un revêtement de sol « coulé » sur une chape de béton, elle-même sur une dalle béton. Petit à petit, dans les projets à venir, il s’agira d’infiltrer d’autres strates de matériaux vers des éléments structurants, en s’aguerrissant du potentiel circonstanciel de chaque site.

Stratigraphie du sol du projet de Fresk mettant en évidence la nécessité d’infuser les strates de béton structurant.
Echantillons de béton de site (formulation appliquée à la réalisation de dalles) réalisés avec Eqiom. Aujourd’hui, la réglementation impose un seuil maximal de 30% d’agrégats de démolition sur la totalité des agrégats incorporés dans la formulation d’un béton pour dalle.

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