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La stratégie de l'araignée

Les différentes formes de pérennité constitutives de notre culture sont, régulièrement et particulièrement aujourd’hui, remises en question, voire balayées. Ce contexte est intimidant et risqué, car il peut mener au rejet de tout impératif de transmission, et donc de culture ; mais il doit aussi être saisi comme une opportunité pour reposer quelques questions essentielles, sur le rôle de l’architecture entre autres. Non pas en allant vers un tout éphémère qui ne raconterait plus rien d’une histoire nécessairement inscrite dans le temps long, mais en revendiquant au contraire une autre forme de pérennité : une pérennité entretenue par la possibilité anticipée et rationalisée du renouvellement. C’est ce qu’Aldo Rossi proposait déjà dans L’Architecture de la Ville, en 1966, lorsqu’il suggérait le passage au temps de « la mémoire qui vient en lieu de place de l’histoire ».

La stratégie de l’araignée vue par Lain Sabourdy-Lourme, apprentie illustratrice SCAU architecture / École des Gobelins ; et à droite, Tomas Saraceno au Palais de Tokyo (2018).

Il y a une manière de mettre cela en œuvre, en posant d’emblée le postulat de l’existence de plusieurs temporalités dans le bâtiment : celle du temps long (le temps, par exemple, du sol épais, ou celui de la structure) et celle du temps plus court des aménagements et réaménagements en surface ; le temps du champignon et celui de l’araignée. L’araignée a une stratégie passionnante pour occuper l’espace : elle prend appui sur la structure existante (les éléments rigides qu’elle trouve à sa disposition, troncs d’arbres ou autres) pour bâtir un habitat éphémère, opportuniste. Et la technique constructive choisie y est pour beaucoup dans le succès de cette méthode : l’habitat est tissé.

L’opportunité des techniques textiles est en effet particulièrement pertinente pour nous, comme elle l’est pour l’araignée. Souplesse d’usage, capacité à s’hybrider avec des nouvelles technologies, adaptabilité aux différentes temporalités, facilité de recyclage, etc. : le textile contient des qualités intrinsèques qui permettent d’aborder plusieurs sujets d’une nouvelle manière. Nous travaillons ces questions avec, entre autres, l’Ecole des Arts Décoratifs, voisine de l’agence, depuis plusieurs années, via l’organisation de plusieurs workshops. Le premier d’entre eux, consacré à l’invention d’aménagements textiles pour l’Eglise Saint Eustache à Paris, a donné lieu à une publication aux Presses du Réel en 2017, Profanations Textiles. Les propositions étudiantes s’appuient sur la structure de l’église, sur sa pérennité à la fois constructive et poétique, pour tisser des ambiances à l’échelle de l’habitant.

Eglise Saint Eustache, workshop SCAU architecture / ENSAD, 2015 (Visuels : Romane Boussard, Constant Clesse, Bastian Ogel, Lucile Saleh ; Veng Lou, Nicolas Ronai, Joséphine Schmitt, Sophia Taillet).

Deux workshops suivants ont été consacrés à notre projet de l’Atrium de Montpellier. Le choix de ce terrain de jeu n’est pas anodin, car un « learning center » est emblématique de la production architecturale contemporaine en tant qu'il exacerbe les demandes de flexibilité ou et d'adaptabilité. Dans ce cadre, le dialogue entre les méthodologies et les temporalités de l'architecture et du design parait trouver un contexte favorable. La rationalité pérenne du plancher épais de l’Atrium permet la conception de solutions spéculatives d’aménagements plus légers : une première série d’expérimentations a été proposée en ayant recours au papier comme matériau d’intervention (en partenariat avec les Procédés Chenel), puis le textile a à nouveau été mis à contribution. Le lieu de l’Atrium a par ailleurs donné lieu à une autre collaboration textile, qui n’a rien de spéculative : Aurélie Mossé, designer textile, intervient sur les espaces en rez-de-chaussée.

Atrium de Montpellier, workshop SCAU architecture / ENSAD, 2016 (Visuels : Violaine Fenart ; Lambert David ; Kyung Min Lee, Nicolas Ronai).
Atrium de Montpellier, workshop SCAU architecture / ENSAD, 2017 (Visuels : Lucie Dubois & Hélène Poireaud ; Quiterie de Vismes & Juliette Renard).

En d’autres termes, peut-il s’agir de « textiliser » les usages ? Nous empruntons ce néologisme à Tim Ingold (Marcher avec les Dragons, 2013). L’anthropologue britannique fait l’étude des techniques textiles, pour montrer qu’elles fabriquent un rapport particulier à la matière et à sa mémoire. L’étymologie commune des mots cord et record démontre, selon Ingold, cette capacité qu’a le textile à garder une trace de sa relation avec la main de l’artisan : la corde enregistre le geste du technicien.

Textiliser les usages, cela peut alors signifier que le textile est un support pour aborder autrement cette question des usages : non pas imposés mais suggérés, grâce au passage d’une matérialité rigide à d’autres formes, souples, appropriables, engageant le corps et le mouvement. Et ce travail prend une dimension supplémentaire quand il s’agit de le mettre en œuvre dans des projets de réhabilitation : car il y a une matière déjà présente et dans laquelle est inscrite l’histoire d’un lieu et les histoires de ses habitants. « Assouplir » les usages ne peut alors pas passer par une simple destruction des murs, qui prend le risque de tirer un trait irréversible sur la mémoire. Au contraire, l’histoire du lieu doit être rendue vivante et participer à l’invention des nouveaux récits. C’est dans ce but que le travail de recherche d’Anna Saint-Pierre ajoute une nouvelle couche de textilisation : textiliser la matière trouvée sur place, concasser les murs jusqu’à en faire des textiles réutilisés sur site. Garder une trace de l’histoire en lui donnant une matérialité nouvelle, adaptée aux usages contemporains : la mémoire est une matière de construction pour penser le présent et projeter le futur.

Tests de textilisation de la brique (SCAU / Anna Saint-Pierre).

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