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Des déblais au textile

Dans son très beau texte, Nostalgia, Svetlana Boym travaille à la distinction entre deux attitudes de l’Homme vis-à-vis de son patrimoine (culturel, écrit, bâti) : la nostalgie « restaurative » (restorative), cherchant la refabrication d’un état culturel initial, supposé ou fantasmé, comme le point de référence d’une pensée traditionnelle, voire traditionaliste. Nombre de démarches de restauration architecturale, travaillant à reproduire et donc à effacer le passage du temps et des habitants, sont des concrétisations de cette attitude.
L’autre attitude proposée par Boym est aussi une nostalgie (le terme est revendiqué), mais une nostalgie « réflexive ». Plutôt que la reproduction autoritaire d’une origine indiscutable, il s’agit de mettre en doute cette origine ; de travailler non pas tant sur le moment initial, mais sur ce que le temps a fait à ce moment initial. C’est une démarche de réflexion sur la possibilité même d’une origine comme élément fondateur d’un récit collectif ; et s’il y a une origine, elle est à réactualiser, à reconstruire, toujours ; donner un cadre pour fabriquer la « mémoire des vivants » (selon la formule de Tim Ingold) plutôt qu’un monument dédié à la « grande surcharge des morts » (cette fois, c’est Foucault qui parle).
L’attitude réflexive de Boym décrit bien ce que l’agence tâche de mettre en oeuvre lorsqu’elle a à travailler avec un patrimoine architectural. La mémoire contenue dans les pierres nous parle d’une infinité d’usages, de vies, de petites et de grandes histoires : que faire de cette matière ? La responsabilité est grande. L’architecture, annonçait Aldo Rossi, doit désormais s’adresser à la mémoire plutôt qu’à l’histoire : c’est-à-dire, rendre possible des usages distincts d’une « fonction » initiale et constitutifs d’une mémoire collective en construction.
Il y a une manière de faire qui nous a été proposée par Anna Saint-Pierre, designer issue des Arts Décos et doctorante au sein de l’agence, entre 2017 et 2020 : textiliser la matière que l’on trouve sur site, et, par là, textiliser les usages, et textiliser la mémoire. Une manière de garder des traces tout en rendant possible la fabrication de nouvelles significations vivantes de l’habiter.

 

 

Typologie des déblais du chantier de Montesquieu : liège, pouzzonale, meulière, ardoises, moellons calcaires, mulots, briques creuses et pleines, plâtre, comblanchien, marbre.
111,39 kg de déblais prélevés destinés à une recherche expérimentale de réemplois, recyclages et autres formules de réccupérations innovantes.

 

 

 

« LES DÉBLAIS EN HÉRITAGE, MATIÈRE À L’OEUVRE GRÂCE À LA RECHERCHE PAR LE DESIGN », DOCTORAT CIFRE AU SEIN DE L’AGENCE ET DU LABORATOIRE DE RECHERCHE DE L’ENSAD (ENSADLAB), CODIRIGÉ PAR JEAN-FRANÇOIS BASSEREAU ET AURÉLIE MOSSÉ


La matière d’un édifice livre le récit de la longue chaîne de fabrication et des épisodes successifs de sa transformation, depuis son origine géologique - sa matière terrestre – puis son extraction vers la manufacture. Transformée en matériau artisanal ou industriel, elle est mise en oeuvre et intégrée à un ensemble architectural selon les codes stylistiques de l’époque de construction. Durant cette période, elle se charge des histoires qu’elle abrite. Lors de la destruction du bâtiment, elle subira une nouvelle transformation, exécutée avec des outils spécifiquement conçus par l’ingénierie de la destruction, qui donnera lieu à des matériaux composites : un fragment de brique alvéolaire accolé à du plâtre, des graviers de moellons et de meulières, un bloc de marbre agrippé par une couche de béton.
La transformation d’un bâtiment, et à plus forte raison, sa démolition, libèrent les constituants qui composaient l’ensemble. Au même titre que le bâtiment, mais à l’échelle du matériau, ces déblais contiennent les valeurs d’histoire, de récit, d’usage, de remémoration et d’ancienneté décrites par Aloïs Riegl dans « Le culte moderne des monuments » à propos du patrimoine architectural.
Cette réflexion sur la valorisation des gravats saisit l’opportunité offerte par le changement d’état des matériaux (blocs, fragments, graviers, sables, limons…) pour créer des matières architecturales « textilisées » qui accompagneront le renouvellement du bâti. Investissant différents chantiers de l’agence, cette recherche-action s’inscrit dans des projets concrets et complets prenant en compte les normes et les réglementations du BTP. En réponse aux interrogations et aux défis lancés par l’architecture à l’ère Anthropocène, la transformation in situ de la matière architecturale est une alternative à la tabula rasa et à la stricte restauration. Réemploi, recyclage et autre formule de récupération in situ permettent de se défaire de certaines pratiques de conservation ou de restauration en quête d’authenticité, qui peuvent confiner à la falsification. C’est ici l’existant et sa persistance physique qui deviennent matière à création.

 

 

1. Photographie prise sur le chantier de réhabilitation Montesquieu (Paris, septembre 2017) révélant les différentes strates qui constituent un mur.
Montesquieu, immeuble des années 1920 conçu par l’architecte Roger Gonthier, avait déjà fait l’objet de plusieurs réhabilitations lisibles dans la stratigraphie matérielle du site.
2. Briques, datant des années 1920, prélevées dans les déblais de Montesquieu en décembre 2017.
L’essor de la brique en Île-de-France au début du XXe siècle laisse supposer qu’elles proviennent de l’une des briqueteries de la région. La coupe de la brique fait apparaitre une diversité et une intensité de couleurs, un dégradé du rouge au noir ponctué d’agrégats dû aux écarts de cuisson
3. Les briques prélevées sur le chantier de Montesquieu ont été découpées en plaquettes de 3 cm et incluses dans des carreaux de résine, qui révèlent la matière : écarts de couleurs, angles arrondis d’une fabrication manuelle, fractures et accidents causés par les outils de destruction.Plaquettes, Montesquieu (2018)
4.Les fragments de briques prélevés sur le chantier ont été porphyrisés et tamisés pour atteindre la finesse granulométrique du pigment, puis mélangés à un liant.
L’encre obtenue, chargée de la matière architecturale du site, a été imprimée sur un textile grâce à des procédés sérigraphiques. La brique réduite en débris a pris la forme d’un tissus dont les motifs évoquent une marqueterie de marbre. Spolia, Montesquieu (2018)

 

La patrimonialisation du bâti intègre une typologie architecturale de plus en plus large. Entretenu par une économie touristique déjà très puissante en France, cet élan patrimonial et la réglementation rigide qui l’accompagne enferment une partie du paysage architectural sous une cloche de verre. Cherchant à restituer le passé, cette fabrique de l’histoire conduit parfois à des choix arbitraires en prise avec des tendances idéologiques fluctuantes valorisant une histoire plutôt qu’une autre. Tandis qu’un processus de muséification se concentre sur le « Paris historique », la durée de vie des bâtiments sans considération patrimoniale se réduit. Cet incessant renouvellement urbain, qui dépend, au même titre que la patrimonialisation, de considérations politiques, produit des quantités considérables de déchets : 40 millions de tonnes en 2010 pour la seule région Île-de-France (estimation de Predec). Mis au défi par des chantiers régionaux colossaux (tels que le Grand Paris Aménagement, et le Grand Paris Express) et une législation européenne qui impose des objectifs environnementaux ambitieux*, les acteurs européens de la construction-déconstruction se tournent progressivement vers une économie circulaire. Depuis quelques années, la scène architecturale parisienne s’est emparée du sujet, ce qui a donné lieu à des expositions, dont « Matière grise » (2014), « Un bâtiment combien de vie ? » (2014), « Terres de Paris » (2016) et à des expérimentations artistiques et architecturales telles que « Le Marbre d’ici » conçu par l’artiste Stefan Shankland et le collectif d’architectes RAUM, les matériaux en terres excavées du Grand Paris Express de l’agence d’architectes Joly&Loiret et le laboratoire de recherche CRAterre, ou encore, sur l’île Saint-Denis, le collectif Bellastock, qui expérimente - grandeur nature - un réemploi local.
Mais alors que la transition écologique est devenue une préoccupation centrale de l’architecture, la législation tarde à s’adapter, si bien que les initiatives de valorisation des matériaux de déconstruction, souvent incompatibles avec les normes en vigueur (conçues pour les matières de première vie), peinent à se concrétiser.
La démolition architecturale a acquis tous les attributs d’une filière industrielle : mécanisation et automatisation des moyens de travail, centralisation des moyens de production et concentration de la propriété des moyens de production, mais elle ne produit – par soustraction - que du vide et des déchets. Aujourd’hui, des solutions dites « vertueuses » sont proposées aux acteurs du bâtiment pour se débarrasser de ces encombrants, notamment des services de remblayage, d’enfouissement, de valorisation énergétique, parfois de revente. L’industrialisation des techniques de récupération telles que le recyclage, qui a permis «l’élimination» de nombreux déchets issus de la production de masse, impose une vision de rentabilité quantitative et amalgame les matériaux sous le terme générique de déchet, sans tenir compte des facteurs culturels. Ainsi la seconde vie des matériaux de destruction est dédiée presque exclusivement aux remblais anthropiques, qui, sans être répertoriés comme non inertes ou dangereux et stockés à grands frais dans des sites enfouissement, sont un pis-aller, souvent nocifs pour l’écosystème.

 

 

1. Projet d’impression 3D chargée en matière architecturale, patrimoniale, mémorielle. Les charges très fines sont intégrées à une pâte d’impression 3D.
2. La brique a été transformée en enduit et appliquée sur des modules articulés en tissage. Stèle, réalisé dans le cadre d’un Master II (2016, à l’ENSAD) en collaboration avec Caroline Charrel (architecte intérieur)
3. La brique a été recyclée. Prélevée sur le site à l’état de gravats, elle ne répondait plus à la définition de matériau. La destruction du bâtiment avait donné lieu à de nouveaux artefacts qui ont été triés et tamisés. Les gravillons ont été employés à la création d’une paroi ajourée et les sables ont été sérigraphiés sur du textile. Stèle, réalisé dans le cadre d’un Master II (2016, à l’ENSAD) en collaboration avec Caroline Charrel (architecte intérieur)
4.Ici, la brique prend la forme d’un matériau articulé qui s’inspire du textile. Stèle, réalisé dans le cadre d’un Master II (2016, à l’ENSAD) en collaboration avec Caroline Charrel (architecte intérieur)

 

En réaction à la patrimonialisation et à l’industrie de la destruction particulièrement présentes en Île-de-France, région qui cristallise une grande partie des ambitions politiques, le postulat de cette recherche est de créer avec l’existant en récupérant la matière présente sur site pour contribuer à l’édification du renouveau architectural. Les déblais du chantier sont sélectionnés pour être intégrés sur le site sous une autre forme. Il n’est plus question d’ignorer la provenance des matériaux. Dans cette optique, on ne parlera pas de béton ou de brique au sens générique, mais d’un béton, d’une brique, datés et situés. La couleur et la texture intégrées au coeur de nouveaux éléments deviennent des traces du bâtiment fantôme. Ainsi, l’histoire du bâtiment initial perdure à travers la matière transformée.

 

 


* L’article 11, paragraphe 2, de la Directive européenne «déchets» (2008/98/CE) fixe pour 2020 un objectif minimum de valorisation matière de 70% en poids des déchets issus de l’activité de la construction et de la démolition.

 

Visuel titre : Les briques prélevées sur le chantier ont été porphyrisées et tamisées pour atteindre la finesse granulométrique du pigment, puis mélangés à un liant. L’encre obtenue, chargée de la matière architecturale du site, a été imprimée sur un textile grâce à des procédés sérigraphiques. La brique réduite en débris a pris la forme d’un tissus dont les ondulations évoquent drapés et flux de matières.

 

www.ensadlab.fr
www.scau-ensad.com
www.softmatters.ensadlab.fr
Présentation du projet de master de Anna Saint-Pierre