SCAU

GENERE VS. SPECIE ?

Le temps de l’incertitude ?

 

Eté 2018 : l’agence est retenue par l’emLyon (une grande école de commerce) pour imaginer un campus d’un genre nouveau, qui pousse particulièrement loin la demande de « flexibilité », « modularité », « réversibilité » - jusqu’à envisager une école qui serait « délocalisée », sans lieu ? Cas d’étude radical d’une tendance contemporaine à une forme de relativisation du lieu, tendance qui concerne particulièrement l’enseignement : alors que l’accès numérique à la connaissance rend enfin possible le fantasme de « l’étudiant nomade », l’école deviendrait-elle un lieu dans lequel on ne fait que passer, un lieu dont on ne connait pas vraiment les usages, des usages qu’il ne faut donc surtout pas figer ? L’architecture a ainsi à prendre en charge cette « incertitude » qui, au-delà du projet lyonnais, traverse aujourd’hui les discours et les demandes.

 

Besoin d’une architecture présentiste, préventive, prudente ? Et contexte pour réfléchir à la proposition d’une architecture « générique », mais que signifie ce « générique », est-ce un projet dont la disparition programmée se fera sans vague et sans difficulté ? A Lyon, la décision initiale de nous associer à SelgasCano, dont les bâtiments ne recherchent pas particulièrement la discrétion, témoignaient probablement d’une conviction a priori un peu différente, et qui sera affirmée rapidement dans le processus : nous proposerons une architecture signifiante, expressive, radicale dans sa forme.

 

 

Du péristyle au paradis

 

Première idée défendue à Lyon : abandonner l’idée d’« école » (dans sa dimension institutionnelle et figée) pour lui préférer celle de « scène ». Le discours s’appuie sur le recours à un plancher épais généralisé dans tous les espaces de l’école : les plateaux deviennent des immenses scènes, scénographiées par les habitants acteurs. Un peu plus tard dans le processus, nous redéfinirons l’ensemble des espaces du projet en recourant au vocabulaire du théâtre.

Coupe de principe sur le plancher épais.
Coup(e) de théâtre : le plancher épais est généralisé, les plateaux deviennent des scènes.

Deuxième postulat, plus ambitieux : puisqu’il y a malgré tout un programme à suivre, nous y répondrons en le considérant comme un scénario d’aménagement possible, un parmi d’autres. Pour cela, la stratégie est complexe : commencer par identifier et répartir les usages comme demandé, puis disperser au maximum ces usages dans l’espace, et enfin se délester complètement de la méthode fonctionnaliste pour ne penser le lieu qu’en termes d’« ambiances ». Telle ambiance, clairement identifiée et différenciée, doit alors être en mesure d’accueillir tel usages, et on aboutit à un système logique qui, pour fabriquer le désordre (apparent), s’appuie sur un ordre complexe, invisible à l’usager.

Les fonctions sont abandonnées, et l’espace est pensé par un travail sur une typologie d’ambiances.

Troisième postulat : nous insistons sur la nécessité de comprendre et de s’inscrire dans la singularité d’un lieu, et dans sa matérialité. A fois dans sa dimension spatiale (le quartier de Gerland, la ville de Lyon) et dans sa dimension historique : en particulier, la tradition textile de la ville et de l’école elle-même nous semble être une piste pour mettre en œuvre la flexibilité demandée. Rien, ou presque, ne sera figé par des murs ; les espaces seront délimités par des rideaux manœuvrables, des rideaux empreints des matières trouvées sur le site grâce à un procédé de textilisation, par concassage et production de pigments.

Mâchefer, béton, briques, …, les matières trouvées sur le site deviennent textiles.

Instabilité et signification, deux stratégies

 

Enfin, vient la décision majeure, quant à l’idée d’incertitude évoquée plus haut. Que faire avec cette incertitude (et avons-nous seulement, d’ailleurs, à faire quelque chose) ? C’est ici que deux chemins se dessinent (et nous n’avons pas pris celui gagnant).

Premier chemin : limiter notre intervention ; ne pas chercher à trop en faire ; ne pas attribuer à l’espace des qualités qui, nécessairement, risquent de définir un peu les choses, voire de les figer pour quelque temps ; plutôt, se contenter d’un contenant assez neutre, en faisant l’hypothèse que le contenu ne dépend plus de nous (les architectes) ; que ce sont désormais les usagers qui, par leur occupation des lieux, qualifieront l’espace.

 

Deuxième chemin (le nôtre, à Lyon) : déplacer cette notion d’incertitude, se la réapproprier pour en faire un paramètre dans la conception même de l’architecture. Et se demander : plutôt que de faire un bâtiment qui tend à s’effacer pour permettre l’incertitude, si nous faisions un bâtiment qui génère l’incertitude, qui la fabrique ? L’incertitude est renversée, elle ne met pas en danger la capacité de l’architecture à exprimer quelque chose ; au contraire, l’architecture va se faire plus expressive encore.

« Loge » de travail, hall principal, auditorium, rooftop.

La production spatiale d’« incertitude » se traduit ici par le dessin d’une architecture fabriquant la désorientation de ceux qui l’occupent : architecture désorientée et désorientante. Aucune ligne droite, les façades s’étirent et ondulent, sans fin, se retournent sur elles-mêmes (nous avons, dans d’autres projets, proposé des choses un peu semblables mais que nous poussons ici plus loin encore). Par ce jeu, brouillant les limites et les perceptions, l’usager ne saura jamais vraiment avec certitude où il se trouve. Ainsi l’espace nous met-il dans un état d’attention permanente, de doute, et peut-être aussi d’ouverture aux autres, à la rencontre.

En haut, des références inspirantes pour travailler à un espace désorientant (Carroll, Escher, Magritte) ; un plan type de niveau ; maquette et des vues extérieures du projet.

Genere  et/ou specie

 

Walter Gropius, en 1958, disait qu’il fallait « créer un espace universel flexible », grâce à la production de configurations standardisées. Le recours au standard reste aujourd’hui légitime, c’est, selon Le Corbusier, « l’aboutissement d’un effort de sélection qui fait ressortir net et clair l’essentiel » ; et pour Mies van der Rohe, la répétition correspondait à une croyance en un « langage commun », dimension universaliste de l’architecture, en accord avec l’internationalisme alors en vogue. Mies disait aussi que l’architecture devait, avant tout, représenter l’esprit de son temps, et notre temps est résolument celui de l’incertitude ; alors, si Mies a toujours raison, nous faut-il représenter une incertitude généralisée pour s’adapter à des usages toujours plus inconnus ? (« L'instabilité programmatique » est-elle, en d’autres termes, la seule « signification architecturale » restante, comme le suggérait Koolhaas en 1990 ?)

 

Mais Gropius, en parlant de flexibilité, poursuivait en pointant le risque de la « monotonie » si nous nous tenons à des formes uniquement standardisées. Risque du générique ? Générique, genere, s’oppose à specie : la distinction, établie dans le droit romain, permet de désigner d’un côté un objet appartenant à un genre, une famille, i.e. un objet reproductible et identique à d’autres objets de sa série ; et d’un autre côté, un objet spécifique, unique, contextuel. La distinction servira notamment, plus tard dans l’histoire, à séparer les œuvres d’art (specie) des objets industriels produits en masse (genere) ; l’architecture, qui n’a jamais vraiment réussi à clarifier son statut d’œuvre d’art, comment se positionne-t-elle, specie ou genere ?

 

Probablement entre les deux, ou un peu des deux, et probablement la question est-elle reposée à chaque nouveau projet. Si la flexibilité et la réversibilité sont des demandes à prendre en charge, il nous reste à nous demander, sans réponse prédéterminée : quelle marge de manœuvre pour l’architecte, et quelles méthodologies, pour continuer malgré tout à qualifier un espace bâti sans nuire à son utilité sociale, à sa fonction : être habité par d’autres, accueillir les récits des autres.